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Le défi du samedi
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24 mars 2018

Feu rouge (Pascal)


Toulon. Je m’étais retrouvé, avec cette bande de furieux motards, arrêté au feu rouge, à  la montée de l’avenue François Fabié. A cette époque, en arrivant par la N97, (Nice) et avant de rejoindre le Boulevard de Strasbourg, on pouvait tourner sur la droite, par cette large voie. Après avoir traversé le pont quatre voies du chemin de fer, encore sur la droite, on prenait le boulevard de la Démocratie et la direction du quartier de la Loubière où un de notre équipée avait sa piaule et son garage attenant…
A l’esbroufe et côte à côte, chacun de nous cherchait à impressionner l’autre en mettant son ambition sur sa maestria imprudente et sur le vague potentiel de sa moto ; aux coups nerveux et répétitifs sur les poignées de gaz, nos machines rugissaient…

Entre mes heures de quart à la chaufferie, ponctuellement, je m’acoquinais avec cette fine équipe de sept ou huit « madus* », tous vingtenaires, roulant toujours sur les chapeaux de roue. Comme des morts de faim, ils se « tiraient la bourre » entre les feux sur les boulevards ; c’était à celui qui prendrait le plus d’angle dans les virages, qui doublerait sans visibilité, qui freinerait le plus tard, qui ne s’arrêterait pas aux stop, et toutes ces conneries de trompe-la-mort qui brûlent la jeunesse sur le bûcher de l’inconséquence.
Sans cesse, ils prenaient leurs bécanes pour aller chercher un paquet de clopes à tel tabac, pour boire un café à tel endroit, mettre dix francs d’essence à la station ou pour aller bricoler leurs machines dans d’obscurs garages. Sitôt arrivés, pris par le démon de la vitesse et des frissons qu’elle engendre, ils avaient des fourmis dans les jambes et un besoin impérieux de remonter sur leurs engins pour aller encore affronter la chance et sa sueur d’adrénaline. Ils étaient tous des funambules en équilibre sur le mince fil déroulé de la route. Je crois qu’ils ne passaient que rarement le quatrième et le cinquième rapport ; c’est comme cela que je sus que je pouvais « tirer sur la troisième » jusqu’à plus de cent soixante, malgré des vibrations intenses et des soubresauts violents cherchant toujours à me désarçonner…

Ceci explique cela, nous étions tous possesseurs de « 900 » et de « 1000 » Kawasaki, plus ou moins trafiquées, avec des peintures personnalisées, des pots quatre en un, des guidons bracelets et autres cadres renforcés. Dans cette enragée bande d’arsouilles, je crois que j’étais le seul à avoir une machine d’origine et un boulot régulier ; je devais être, aussi, le seul à être assuré…
 
Je ne voulais pas jouer les clampins et rester en rade, au passage du feu vert ; avec ma béquille centrale, mon quatre en deux chromé et mon grand guidon « corne de vache », je ne m’en laisserais pas compter. Je savais que cela « allait envoyer » ; certains se tenaient sur leurs machines comme s’ils allaient se lancer dans une course de moto-cross ; d’autres, la tête fixant ostensiblement le feu tricolore, se penchaient en avant comme pour éviter que leur bécane parte sur la roue arrière. Les visières étaient descendues, la première vitesse était engagée, les mains étaient crispées sur les poignées d’embrayage ; il en allait de notre honneur…

Tous les yeux des clients de la terrasse du bar proche étaient rivés sur nous ; nous étions l’attraction du moment ; interloqués, des passants se bouchaient les oreilles en hochant nerveusement la tête ; d’autres se reculaient des trottoirs comme si l’imminence du départ allait forcément engendrer un inéluctable accident grave…


Moi aussi, j’avais enquillé le premier rapport ; d’un rapide coup d’œil à gauche, je mesurais mon adversaire. C’était Bunny, à cause de ses dents de devant et des grandes oreilles qu’il avait peintes sur son casque ; il jouait avec son embrayage et sa machine faisait des petits bonds en avant, quand il relâchait la potence de frein. Sa moto était montée de bric et de broc, avec des pièces toutes plus louches les unes que les autres ; ce n’était pas la peine de lui demander les factures de ses jantes à bâtons ou de ses étriers Brembo chevauchant ses fins disques percés. Véritable « farci* », rien ne le prédisposerait à ralentir dans la petite courbe à droite, sur le pont, cent cinquante mètres après le feu ; celui-ci, je le garderais coincé à l’extérieur, lui laissant la porte fermée. C’est sûr, ça allait frotter blouson contre blouson, jambe contre jambe, guidon contre guidon…
A droite, c’était un jeune loubard, avec sa copine collée à lui, sur la selle speed. C’était le plus « calu* » de la bande et le chef aussi, par toute sa folie contagieuse ; il semblait discuter avec sa nana comme si le passage du feu au vert n’était qu’une formalité pour lui. Pourtant, je voyais bien qu’il se tenait sur ses gardes. Sa puissante machine, à la peinture personnalisée, représentant une tombe ouverte dans un cimetière lugubre et une lune laiteuse pour éclairer tout ça, était un amoncellement de pièces pour moto de course. Bras oscillant Martin, amortisseurs Marzocchi à gaz, pot d’échappement libre « Devil Piste », fourche empruntée à une Ducati, durites « Avia », pneus « Pirelli Phantom », etc., c’était la référence du moment. Avec son moteur noir Z900 ou Z1R modifié, avec sa rampe de carbus à cornets courts, son pignon « trente-six dents » et le poids, même léger, de sa copine, il aurait du mal à conserver sa machine sur ses deux roues. Derrière sa visière fumée, lui aussi m’observait crânement…
A côté de lui, il y avait Game’s, un type sympa, qui s’était trouvé cette famille accueillante pour passer le temps et oublier la sienne ; Game’s, c’était le diminutif de « gamelles », parce qu’il s’en prenait au moins une par semaine. Soleil ou pluie, vent ou froidure, il était toujours en position instable sur la roue arrière et gare aux dommages collatéraux…

Un peu plus haut, de chaque côté de l’avenue, les gens qui attendaient devant l’entrée des cinémas s’étaient retournés ; cette équipée furibarde, cette horde sauvage, désormais, c’était nous sur l’affiche grandeur nature de leur prochain film à suspense…  
Devant nos bécanes menaçantes, sur le large passage protégé, les piétons se hâtaient ; en pressant le pas, les mères tiraient sur la menotte de leurs gosses, les vieux oubliaient leurs cannes en augmentant leur démarche boiteuse ; inconscients, les jeunes s’attardaient entre les bandes blanches en essayant de reconnaître les marques de nos motos…  

A mesure de l’instance suprême du départ, les régimes moteurs augmentaient ; l’enfer de nos machines pétaradantes n’était plus que d’effroyables enchevêtrements de grondements rauques où s’emmêlaient nos accélérations nerveuses et nos panaches blancs et bleutés ; des flammes surgissaient des échappements recuits tels des souffles incandescents de dragons furieux… Tout à coup, le feu passa au vert…



*Madu, farci, calu : méridional, fou inconscient.


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Commentaires
B
Chouette j'ai hâte de la connaitre
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B
tu es très fort pour conter des histoires c'est si bien écrit fluide que si j'osais j'en demanderai bien encore quelques lignes <br /> <br /> <br /> <br /> " Tout à coup, le feu passa au vert" … ET ALORS ....Une suite svp... :-D
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K
Spectaculaire et magistral ! Bravo Pascal !
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W
Avec tes échappements crachant le feu comme des dragons, tu vas réveiller le Saint-Georges de mon neveu Joe !
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V
west side story version toulonnaise
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N
Ici la région s'y prête ! On provoque... On rigole ...<br /> <br /> "Oh Garri, de longue tu fais le mariole ! Arrête de nous emboucaner avec ta bécane, on risque de s'engatser pour rien ! "<br /> <br /> un subtil équilibre entre mouligasse et chiapacan mais quoi qu'il en soit un j'en foutisme très particulier.
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J
Promis ! Je ne traverse pas !
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J
Et zoum ! Encore un récit superbement raconté ! Et un qui ne vaut vraiment pas l'affreux « Mieux vaut motard que jamais ».<br /> <br /> <br /> <br /> Tu as vraiment le don de la narration !
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