Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le défi du samedi
Visiteurs
Depuis la création 1 052 308
Derniers commentaires
Archives
20 janvier 2018

Les jours meilleurs (Caro_Carito)

 


Il est arrivé dans la nuit. Cependant, dans la folie qui avait suivi Félicie, dernière-née des tempêtes qui balayaient le Pays des Gaillerons depuis le 12 février, personne ne s’était rendu compte de sa disparition. Le village avait eu son compte de toits pulvérisés, de vieillards envolés, d’inondations, de vaches en goguette, de pillage et de pénurie. Alors la disparition d’un wagon d’une compagnie de chemin de fer économiquement à l’agonie, qui pouvait s’en soucier ?

Lorsque Bastien est venu nous avertir de sa présence incongrue une semaine après la catastrophe, nous avons fermé la porte de la maison à double-tour. Après avoir intimé au chien d’attaquer tout intrus et l’avoir laissé, nous avons parcouru la distance qui nous séparait du bois des Luets.

Le wagon nous attendait à l’ombre d’un érable, presque fringant ; sa porte entrouverte nous invitait à pénétrer dans un intérieur impeccable. Une première classe. Nous avons fait le tour en potentiels propriétaires. Deux couchettes dans le compartiment des contrôleurs. A peine quelques feuilles et quelques branches accrochés aux vitres et pas une éraflure. A croire qu’il avait poussé, d’un coup, là au fond du pré, comme les jonquilles surgissent au printemps.

La première fois que nous avons embarqué, nous nous étions décidés pour le pays des mille étangs. Le printemps était encore timide. Nous avions pris les parkas et le panier rempli de saucissons et de jambon-beurre-cornichons. Le café était resté au chaud dans le thermos et, à midi, nous avions étendu sur l’herbe une vieille couverture. Jeux de ballons et courses avaient ponctué la journée. Pendant le retour, sur les murs verts du wagon, les enfants avaient accroché des dessins de pièces d’eau colorées. J’avais tracé un itinéraire zigzagant sur la page arrachée d’un vieil atlas : terre de Picadou, étang d’Hardouine et de Bignotoi. Joachim avait raconté des histoires d’écrevisses américaines et de meurtres non résolus, il avait parlé d’une vieille guerre avec des américains et des allemands, des histoires de pêche et de chasse. Nous étions rentrés, fourbus, comme si nous avions effectivement franchi des dizaines de kilomètres ; le wagon n’avait pourtant pas bougé d’un iota.

C’est pendant l’été où nous voyagions le plus, l’Espagne et le Luxembourg, la Bosnie-Herzégovine, de plus en plus en loin, de plus en plus longtemps. En 2036, notre première traversée des Etats-Unis. A nous les vastes plaines, l’odeur de T-Bone grillé que même les courants d’air ne parvenaient pas à chasser. Du coca, des beans et du bacon au petit déjeuner. A Pâques, nous allions invariablement voir la mer, comme un pèlerinage. Joachim préférait les Landes, les enfants tour à tour, Marseille, Antibes, ou Perpignan. Je voulais la longue bande claire et humide du Sillon voire une des plages sauvages cachées entre Cancale et Saint-Malo. A la fin du jour, nous repliions nos rêves et rentrions.

La nuit s’approche derrière le vieux bosquet. Il me faut retourner au wagon ; un enfant a oublié un jeu ou un nounours. Il faisait si chaud aujourd’hui que nous avons pris des bassines et des bidons remplis d’eau. Nous avons traversé l’Atlantique jusqu’en Araucanie, visitant Temuco, la ville de Pablo Neruda, regardant les trains de son enfance, touchant le sable de Puerto Saavedra. Ensuite nous avons joué à faire naître des vagues et des embruns dans des cuvettes en vieux plastique. Les mers sont aujourd’hui si sales que l’on ne s’en approche pas.

Après avoir rapidement trouvé la peluche retardataire, je me suis assise sur une banquette. Près de la vitre, une feuille recouverte d’un poème s’agite doucement. Ce matin, après l’avoir accrochée, j’avais cru apercevoir une mouette brisant le ciel et, plus loin, l’océan, identique à ceux que j’avais croisés quand il était encore possible de pousser les frontières et de voyager.

Immobile dans la pénombre fragile, je me rappelle la mer, je repense à l’odeur saline que nous ne reconnaitrions sans doute plus. Ici, nous pouvons croire en des jours meilleurs. Dans ce wagon qui semble être né, dans un champ, d’une tempête et d’un poème de Pablo Neruda.

 

Oh ! long Train de nuit,

souvent

du sud en direction du nord,

au milieu des ponchos mouillés,

des céréales,

des bottes que la boue raidit,

en troisième classe,

tu as déroulé la géographie.

C’est peut-être alors que j’ai commencé

la page terrestre,

que j’ai appris les kilomètres

de la fumée,

l’étendue du silence.

 

Pablo Neruda : Mémorial de l'île Noire (1964. extraits)

 

Publicité
Commentaires
B
C'est beau comme une poésie <br /> <br /> Merci pour ce bon moment Merci Caro Carito
Répondre
T
C'est un étrange univers et ce wagon qui semble vivant me fait un peu penser à une machine à remonter le temps. Je ne connaissais pas Pablo Neruda.
Répondre
P
Joli périple ferroviaire.
Répondre
J
voyage de l'esprit ,voyage dans le temps, voyage grâce aux poètes comme Néruda<br /> <br /> <br /> <br /> c'est un merveilleux voyage que tu nous offres là, dont on ne perd pas un mot.
Répondre
W
Un retour qui ne passe pas inaperçu, chère Caro !
Répondre
E
formidable ce voyage onirique et fantastique ! un souffle digne du transsibérien de Cendrars http://eperluette.over-blog.com/jehane-de-france-la-totale
Répondre
J
Quel bonheur de voyager en compagnie de Caro_Carito et de Pablo Neruda !<br /> <br /> Ca mérite une carte de meilleurs voeux pour une année 2018 plus avenante que 2036 !<br /> <br /> <br /> <br /> http://krapoveries.canalblog.com/archives/2018/01/09/index.html
Répondre
K
Quel bonheur de te lire et de lire Pablo Neruda, caro_carito ! Merci 😊
Répondre
J
Hello Caro ! Ravie de te lire ! Je tiens à te signaler que nous les Ricains ne prenons pas les beans pour le petit déj, c'est une (mauvaise) habitude anglaise. D'ici 18 ans, cela ne va pas changer... ;-)
Répondre
S
Avec ce vieux wagon, tu nous fais voyager... et rêver. Je reconnais ta belle plume...
Répondre
V
si ce récit est le produit de ton imagination bravo pour la force évocatrice qui annonce l'écrivain
Répondre
Newsletter
Publicité
Le défi du samedi
Publicité