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Le défi du samedi
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23 décembre 2017

Syncope 201217 (Pascal)


En cette fin de journée de vendredi, à la Valette, nous nous étions retrouvés fortuitement chez des amis communs qui gardaient notre fille de temps en temps. La procédure de notre divorce suivant son cours, nous ne vivions plus ensemble depuis quelques mois. Nous n’étions pas particulièrement en odeur de sainteté, et nous avions au moins autant de griefs à nous reprocher l’un et l’autre. Tu devais aller chercher un billet de train à la gare de Toulon, aussi, je t’avais proposé de t’emmener ; je ne sais pas pourquoi je t’avais suggéré cette aide, je ne sais pas pourquoi tu avais accepté, même si j’avais insisté.

Seul, en dehors du contexte des priorités d’un mari, d’un père de famille, d’un bon ouvrier, celui souffrant du devoir de la longévité à ces seules responsabilités sacrificielles, toutes ces choses qui font d’un homme une célébrité, à la gestuelle éprouvante des habitudes maritales, et une dignité sans faille, j’avais passé le permis moto. J’avais économisé, vendu ma collection de timbres, ma chaîne stéréo et, depuis peu, je m’en étais acheté une, à la démesure de mes rêves de gosse, aux accélérations fulgurantes.
Sur cette machine, j’avais le plaisir de retrouver la liberté, celle que notre mariage si pressant avait emprisonnée quelques années plus tôt. Tout ce retard d’adrénaline pure invitait naturellement le démon de la vitesse près de moi, à chacune de mes sorties ; caressant la lame de l’échafaud, la roulette russe, le billot de l’inconscience, je roulais à tombeau ouvert…
C’était bon de remettre ma vie à la Question ; loin de toute claustration, je lui trouvais désormais un intérêt, celui de piloter ma bécane, chaque jour nouveau. Sous mon heaume, à une vitesse folle, je joutais entre les voitures, les camions, ces obstacles poussifs, et tout ce qui dérangeait mes courses infernales. Tu dédicaçais ton cœur à un autre, j’avais perdu le goût des fleurs, de la poésie et de la mélancolie ; seuls comptaient les roues arrière, les dérapages, les accélérations, les évitements ; tous les frissons nerveux qui couraient sur mon échine, je les bousculais dans mon inconscience en haussant les épaules…

On t’avait prêté un casque et c’est avec beaucoup d’appréhension que tu étais montée sur ma machine. Après le coup de démarreur, le rugissement du moteur, j’avais enfourché ma bécane, passé le premier rapport et j’avais pris la direction de Toulon. Oui, bien sûr, je t’avais promis de conduire prudemment mais, une fois sur la route, tu ne pouvais plus descendre…
Pour éviter les encombrements de la ville, j’avais emprunté l’autoroute ; je te sentais crispée, refusant de te pencher avec moi dans le virage de la bretelle d’accès. A peine sorti de la courbe, sur la voie d’accélération, j’avais descendu ma visière et j’avais tourné la poignée de gaz à fond, en enquillant les vitesses à la volée…

Même si c’était le seul fait de ma conduite imbécile, brutale et dangereuse, cela me faisait plaisir de sentir que tu t’accroches à moi. Nous qui avions consommé la séparation de corps, c’était ma façon de nous serrer encore l’un contre l’autre, sans aucun doute la dernière fois. Les paysages défilaient à toute allure et les couleurs se délayaient dans un brouet d’incertitudes pittoresques. Accaparé par la conduite, je t’imaginais pourtant fermant les yeux et récitant des prières. J’avais la responsabilité de ta vie mais je l’avais mise en commun avec la mienne, comme nos serments éternels échangés devant l’autel de l’église. J’entendais tes cris sous ton casque comme des suppliques lancées à ma bêtise…


Te montrer toute ma propension à piloter mon engin, te faire apprécier mes réflexes à anticiper les dangers, te faire peur ou t’en mettre plein les yeux, je ne sais pas trop encore, aujourd’hui, ce que je voulais te démontrer, même si tu n’en comprenais que toute ma stupidité. Peut-être voulais-je te montrer mon côté Mister Hyde, loin de l’insipide docteur Jekyll, celui que tu avais fui parce que tu le connaissais par cœur…

Avec le bruit infernal du quatre en un, les terribles vibrations, le guidonnage incessant, ta peur de tout à l’heure était maintenant de la frayeur ; tu tapais dans mon blouson en espérant me faire ralentir. Tu me serrais encore plus fort et cela fortifiait ma frénésie…

Sortant d’une grande courbe, à quelques centaines de mètres, je m’aperçus, effaré, qu’une énorme file de voiture à l’arrêt saturait l’autoroute, à l’entrée de la ville ; j’étais un chien fou lancé dans un jeu de quilles. Impossible d’éviter, impossible de contourner ; telle une bombe, j’allais férocement m’encastrer dans le bouchon des voitures. Ralentir, m’arrêter, en tentant un freinage désespéré, c’eut été coucher la moto et nous laisser cruellement glisser jusqu’aux pare-chocs guillotines des bagnoles.
Un instant, j’ai paniqué, je te l’avoue ; notre histoire allait s’arrêter là, dans un terrible accident d’imprudence. Comme nous étions ensemble, cela me paraissait moins grave ; à la vie, à la mort, c’était aussi dans le contrat de notre mariage. « Je n’avais pas peur de mourir » furent mes conclusions…

Parce que l’instinct de survie commande, au frein moteur, mon bolide rugissait ; les coups de frein que je donnais à la roue arrière faisaient dribbler le pneu sur la route. Le freinage de l’avant avait tassé la fourche et j’avais l’impression que j’allais passer par-dessus ma bécane. Toi, tu serrais les cuisses contre les miennes comme pour te faire la plus menue possible ; entre tes bras, tu me serrais si fort que j’avais du mal à respirer. De toute façon, j’étais en apnée depuis le début de tous ces terribles événements d’adversité routiers…

Tout à coup, un mince dégagement entre deux files de voitures apparut droit devant moi ; à plus de cent soixante, j’entrai dans cet étrange corridor salvateur. Je me souviens de l’écho bruyant de mes échappements, des peintures aveuglantes des bagnoles alentour et de mon dernier soupir libéré, remis… à plus tard…
Enfin, nous sommes arrivés devant la gare ; j’avais tellement de tremblements que je n’arrivais pas à mettre la machine sur sa béquille…

Quand tu t’es retrouvée debout à côté de la moto, je t’ai sentie toute pantelante, tes jambes ne te portaient plus ; comme si on avait ouvert l’interrupteur de ton énergie, tu es tombée dans les pommes. Plus de lumière à tous tes étages, Game over. Heureusement que tu avais gardé ton casque, tu aurais pu bêtement te blesser avec la bordure du trottoir, quand ta tête a heurté le sol…

 

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Commentaires
B
Je te souhaite à mon tour de merveilleuses fêtes Pascal<br /> <br /> Et merci pour ton indulgence toi qui sait si bien nous faire rêver, pleurer, rire et tant d'autre chose :-D
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B
Waouh la frayeur ! Dire qu'elle aurait pu y passer à cause d'un simple trottoir elle qui venait de frôler la mort en moto <br /> <br /> Je suis impressionnée j'ai vécu ce moment tellement c'est bien écrit <br /> <br /> Merci et Bravo Pascal
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P
Grands frissons derrière ce matamore !...C'était sans compter qu'il maniait l'art de la bécane comme toi l'art du récit.
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V
A sa place je t'aurai flanqué une gifle magistrale avant de perdre connaissance!!
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J
Le meilleur moyen sans doute pour que non, non non elle ne regrette rien... et surtout pas cet homme aux bottes de moto avec un aigle sur le dos ! ;-)
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W
Voilà qui ne va pas me réconcilier avec les centaures à deux roues...
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M
Course effrénée vers l'absolu...qui aurait pu transformer un accident de la vie en accident mortel, ça donne des frissons !
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J
Le taulard qui tue son bourreau, voilà bien une version insolite et moderne !<br /> <br /> <br /> <br /> J'avoue que j'aurais préféré que ton narrateur laisse sa proie en train de tituber sur le trottoir. La suite est un peu trop trop, si tu vois ce que je veux dire.<br /> <br /> <br /> <br /> J'aimerais avoir ton don pour la narration, Pascal.
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J
Une chute préméditée ? ☺☺☺
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