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Le défi du samedi
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18 novembre 2017

Les Noctambules (Pascal)


Après ton boulot de serveuse, te souviens-tu quand nous allions finir la nuit dans ce singulier bistrot, dont j’ai oublié le nom, sur la place du Théâtre ? Dans la basse ville, les rues borgnes succédaient aux impasses malfamées. On courait sur les pavés brillants éclairés par les seules devantures racoleuses des bars à matelots. Des clochards nous poursuivaient en réclamant l’aumône, des marins en pompons occupaient la zone, la rue du Canon fourmillait d’une hétéroclite faune. Sous des porches sans âge, des prostituées en jupette clamaient leurs avantages aux passants malhonnêtes…  

A l’heure officielle de la fermeture, le patron tirait ses rideaux de fer et seulement une ou deux petites lumières restaient éclairées derrière le bar. Après quelques martèlements de connivence sur les carreaux, il entrouvrait sa porte aux habitués nuiteux.

A chaque table, c’était plein de messes basses remplies de propos tenaces. Sans manière, à coups de murmures, on reculait les frontières, on repoussait les murs. Ici, au bras d’une blonde, on refaisait le monde ; là, sans rien à vénérer, il n’y avait plus rien à espérer. Des chaises criaient sans manière en se reculant bruyamment ou s’avançaient poliment jusqu’aux amarres de leurs verres. Les putes discutaient avec leurs macs, les serveuses recomptaient leurs pourboires, les amoureux se parlaient dans les yeux…
Sur le comptoir, des mendiants alignaient leur mitraille et réclamaient en échange une assiette de boustifaille. Quelques marins de croisière, accompagnés de femmes carnassières, racontaient encore leurs escales buissonnières et la bière coulait dans leurs chopes altières comme des grandes marées coutumières. Sur un coin de nappe, des excentriques dessinaient des cartes au trésor, des esquisses aux visages d’aurore, ou élaboraient des bouts de rimes en or ou des belles lettres bariolées, comme des vraies banderilles de matador…  

Parfois, quelques éclats de voix débordaient, quelques jurons fusaient et c’était quelques rires de surface, ces rires de lave-glace qui essuient les premières larmes des grimaces. On se rabibochait, on se séparait, on se reprenait, on s’oubliait, mais on s’aimait sans feinte, à l’emporte-pièce, celui du véritable Amour, celui qui foudroie le cœur, celui qui bouffe les tripes, qui explose dans la tête et qui brûle l’âme aux feux incessants de la vraie Passion…  

A cause des rondes de flics, souvent, le patron réclamait aux consommateurs l’accalmie des clameurs. En écartant son bout de rideau, il surveillait la rue et ses agitations…  

La nuit durait longtemps. Chaque seconde avait son attrait, son émotion, sa couleur, sa partition. Animés par des fringales d’ivresse, les uns s’empiffraient avec des assiettes de kermesse ; les autres, les indépendants, se soûlaient encore par la seule habitude du fol enivrement. Remplis d’homélies radoteuses, leurs verres teintaient des messes froides sans jamais réchauffer leurs mains fiévreuses. Entre les tables, il flottait des parfums d’alcool, des effluves de sueur, des relents capiteux et des odeurs tenaces de tabac froid…  

Des types louches palabraient dans l’ombre des colonnades du bar. Même les glaces du comptoir semblaient les ignorer comme pour ne jamais les reconnaître ailleurs. Devant le zinc, deux ou trois chauffeurs de taxi racontaient leur journée, leur dernière course, les cartons de leur tiercé, le prix de l’essence. Seul à une table, un quidam sans âge tentait toujours la même réussite. Une à une, il semait en l’air ses as, ses rois, ses dames, ses valets, dans un geste désabusé de battu…

Des cigarettes interminables, aux filtres maquillés de lèvres cannibales, se consumaient dans des cendriers vénérables ; la brûlure de leur tison enflammait le mégot précédent qui, lui-même, ressuscitait celui d’avant. Partout, les yeux étaient rouges, les gorges étaient écorchées, les haleines étaient défraîchies, les gestes étaient flous, l’Espoir se noyait…

Ici, c’était le repos des brillantes fusées du feu d’artifice après qu’elles aient décoré le firmament de leur nuit bataille. Vaille que vaille, elles s’incendiaient encore dans l’envers du décor, embrasant la face cachée du spectacle, illuminant l’antichambre de la Torpeur. Le monde glauque des noctambules communiait ; par bribes de considérations vineuses, on parlait du hasard comme de la chance et de l’Amour comme d’un rêve…  
Les timides hardis, ces laissés pour compte frileux, mataient les jarretelles des dames légères attachées à leurs matous ; écrevisses, ils toussaient en récupérant leurs serviettes une fois de plus, et les belles de nuit écartaient gentiment leurs cuisses…  

Je crois que toutes les étoiles tombées du Ciel se retrouvaient dans ce bar. S’échappant de leurs nuits noires, elles se ressemblaient tellement avec tous leurs projets sans espoir, elles se rassemblaient pour briller un peu…  

Nous n’étions pas très à l’aise, toi et moi. Tu me donnais la main pour bien signifier à tous, ton appartenance amoureuse. Embrigadés par des boute-en-train bambocheurs, nous suivions leurs péripéties enjouées et surnaturelles ; on était dans la bande, on faisait le nombre, l’épaisseur des rires, le refrain des chansons, le tempo des applaudissements.
Inépuisables, ces joyeux drilles avaient encore des blagues, des bons mots, des flots de commentaires à verser à tous leurs allocutaires…  
Tous les deux, on croquait dans le même sandwich, on se partageait la même bière, on fumait la même cigarette ; on cachait nos bâillements pendant des revers de mains en simulacres de pirouettes…  

Au petit matin dentelle, sur le chemin du retour, c’était les camions poubelles qui nous poursuivaient dans les ruelles. Leur vacarme de ramassage était une vraie fanfare de tambours et nous courions devant ces sauvages, en regardant les dernières étoiles s’éteindre…

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Commentaires
V
ça c'était avant internet car la soir les rues sont vides maintenant quel beau témoignage des temps révolus !
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T
Pas d's au bout d'"écrevisse" parce que couleur, mouais... ma fois, Joe Krapov a raison, je viens d'aller vérifier. Mais bon, c'est un infime détail, une aiguille dans une meule de foin. Et puis la grammaire française est tellement compliquée qu'on finit par s'y perdre. Ca ne fait rien, ton histoire, Pascal, réunit tous les éléments du défi. Na ! ;)
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J
écrevisses avec un s ? Ce n'est pas un adjectif de couleur, ça ?<br /> <br /> <br /> <br /> Je plaisante évidemment mais pas avec cette nouvelle balade pas "piquetée" des hannetons dans laquelle on voit briller le "crowded hazy bar" et les "stars to stars" de "like a hurricane" !<br /> <br /> <br /> <br /> https://youtu.be/eeDADr2M6qo
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J
Tu récrées parfaitement les lieux, tout est là : son, lumière, odorat, goût. Bravo !<br /> <br /> <br /> <br /> Cela dit, le gars qui sort sa nana de serveuse au bistrot après son boulot à elle...hmm, c'est comme mes amis de la ville qui veulent m'amener voir des cerfs, ce que je peux voir chez moi à deux pas de ma porte ici dans la brousse. ;-)
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W
Une nuit clandestine en quelque sorte... étrange atmosphère bien décrite.
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V
Belle ambiance autour de cette brochette de noctambules de tout poil !
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