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Le défi du samedi
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11 novembre 2017

La cantine (Pascal)


Un jour de cantine, je patientais tranquillement dans la queue et j’avais mis les discussions de la populace alentour en veille. Rien de ce qui se disait n’avait une quelconque importance dans cet endroit d’attente. Certains papotaient comme des commères en retard de ragots, d’autres continuaient à travailler dans leurs grosses têtes ; ils finissaient des rapports obscurs ou complétaient des tableaux de bord, sans réelle direction...

Et cette file indienne sédentarisée trépignait en avançant mollement dans l’hymne des casseroles ambiantes et des poêles environnantes. Pour faire le bon tempo, les ventres grognaient de concert. Les yeux cherchaient déjà l’entrée, réfléchissaient sur le plat de résistance ou sur le goût du dessert. On fomentait des couleurs dans ce plateau, bientôt garni, pour s’en faire un bouquet appétissant. Dans la lente avancée continue, on se taisait cérémonieusement, en sourdes prières de viandes tendres, de frites rissolées, de fromages gastronomiques et de gâteaux attrayants. On allait communier pour apaiser nos ventres dans ce mess. On se taisait pour saliver à l’avance et pour aiguiser nos papilles excitées dans ce recueillement journalier…  

J’étais collé dans cette foule processionnaire, en presque sur place, en petits pas, en instance d’approvisionnement de cette fringale légitime qui animait ma patience retenue.
Affamé, j’allais sur mon erre dans ce cortège sans oreilles, poussant mes devanciers et poussé par mes suiveurs ; la faim justifie les moyens… d’avancer…

A la vue de tous, dans l’antre de la cuisine, les serveurs s’affairaient à remplir leurs étalages de nourriture qui se dégarnissait plus vite que le zèle qu’ils avaient derrière leurs tabliers. Affublés de belles toques blanches ou de petits calots, souriants et avenants, ils s’inquiétaient de la cuisson de telle ou telle victuaille et ils garnissaient les assiettes dans la proportion autorisée.

Un petit gars, un peu grand, un peu frêle, un peu gauche, un peu perdu, mais très seul, s’activait pour satisfaire les besoins des convives devenus impatients. De l’autre côté du rideau, sur la grande scène, il jonglait entre la louche et la spatule à dessert ; de son mieux, il agençait les difficultés défilant devant ses responsabilités. Sous les feux de la rampe des néons et des aliments alignés, il demandait à chacun le choix du plat de résistance ou du gâteau et il s’appliquait, avec ses moyens et toute son assiduité, à remplir l’assiette réclamée.

Sa voix était infiniment fluette, étrange et décalée, complètement hors de propos avec son âge, comme si ses cordes vocales avaient oublié de grandir avec lui. Et tout le monde riait de cette anomalie et on lui faisait répéter seulement pour écouter encore sa voix de castrat et l’hilarité s’amplifiait au fil de la queue railleuse. Oui, c’était de l’animosité malsaine et ce pauvre grand gamin, conscient de sa gêne dont il n’était pas responsable, s’évertuait encore à satisfaire de son mieux tous ces terribles clients…

Je me souviens d’un sketch avec Smaïn où il dit « qu’il préfère pleurer dans une Porsche que rire dans une deux chevaux » et tous les gens dans la salle avait applaudi à tout rompre à cette parabole hautement intéressée ; moi, je préférais rire dans une deux chevaux, même une seconde, que pleurer dans n’importe quelle voiture. Tous ces gens dans cette file d’attente devaient être le public de ce comique…  

Ce pauvre garçon, je suis sûr qu’il devait se boucher les oreilles dans sa tête pour ne pas entendre les quolibets railleurs et les moqueries déplacées. Devant la vague de ces assaillants imbéciles, tendu telle une triste figure de proue, il essuyait la tempête féroce de leurs rires malsains. Des boutons d’acné constellaient son visage et il rougissait pour se défendre. J’entendais les méchancetés et les brocards alentour ; lui, avec sa manche, il essuyait ses yeux et son front pour mélanger l’écume de sa sueur et de ses larmes, baignant à fleur de joues.

Ce jeune stagiaire s’accommodait péniblement de toute cette agressivité espiègle, cette causticité malsaine, cette amertume ambiante, cette taquinerie méchante. Il était sourd aux lazzis, aux sarcasmes, à ces affronts le bafouant et il servait les lasagnes, le boudin purée, le poisson blanc en tendant poliment l’assiette réclamée. Il s’obstinait pourtant à rester souriant, affable, pour faire croire à tous qu’il comprenait toute cette cruauté environnante…  

Je voyais bien qu’il était désemparé, seul au gouvernail de son service le chavirant, mais il assumait avec détermination sa tâche. Sa toque, trop grande, un peu pliée, mal ajustée, glissait sur ses yeux et tous les fléaux de la terre s’abattaient sur sa modeste personne…  
Il me faisait penser à un pauvre clown triste qui joue le vrai rôle de sa vie. En étant ce qu’il pouvait être, il amusait la galerie des abrutis chalands se restaurant à ses dépens. Ravi de cet interlude, le monde imbécile cherchait encore à le décontenancer et il puisait, sans retenue, dans ses restes de force pour appréhender la future question, et les rires méchants, ces seules réponses en échos sadiques, revenaient à ses oreilles attentives…  

J’avais de la peine à assister à cette scène où je n’étais qu’un mauvais témoin passif pendant cette exécution sommaire, tellement assaillante. Pourtant, ce grand gosse donnait une belle leçon de courage, d’abnégation, de bravoure, de force et d’énergie à cet entourage mesquin. Quand vint mon tour, il n’eut pas le temps de poser sa sempiternelle question revenante et tellement nasillarde. Je précédai sa demande en lui formulant mes desiderata, assez fort pour tuer le brouhaha de l’atmosphère moqueuse. Je devenais le grain de sable utile dans cette machinerie piquante et narquoise…  

Le p’tit gars avala sa salive pour abreuver sa gorge en manque de fraîcheur et ses deux grands yeux noirs semblèrent me remercier de vivre enfin cette opportune accalmie. Il s’appliqua en remplissant mon assiette en faisant durer le temps de cette tranquillité subite. Au bout de son souffle, il respirait vite ; il récupérait de ses affres… Quand il m’a dit « Bon appétit », les autres avaient oublié de se moquer, le maléfice était rompu…

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Commentaires
B
je suis en vacance je repasserai te lire dès la semaine prochaine Bises
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J
Ah Pascal ! Tu es le meilleur des sorciers !
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V
il y a du 'petit chose d'alphonse daudet dans ta plume ce jour
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T
Un peu de mansuétude dans ce monde de fous... Bravo Pascal ;)
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J
Superbe. Pour la forme et le fond. Et si c'est du vécu, je te salue bien bas. Pascal, tu es quelqu'un !<br /> <br /> <br /> <br /> Je reviendrai lire, rien que pour les descriptions. Magnifiques !!
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W
Logique : le charme a rompu le maléfice !<br /> <br /> Bravo Pascal
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