Un Bel Après-midi au Cinéma (La bande des cinés)
Le gardien ne nous avait pas laissé entrer au stade municipal, car il y avait un match de division d’honneur. Ou alors il fallait payer. Du coup, on est allés jouer au foot sur l’aire aménagée pour la pelote derrière le cinéma des Frères Lumière. En principe, ça ne dérange pas les spectateurs, le plus souvent, c’est plutôt le patron du cinéma qui pousse le son un peu fort. Les lignes noires peintes sur le fronton délimitent les buts, mais quand on est goal, on n’ose pas plonger sur le ciment. Au début, nous fîmes attention à ne pas shooter trop fort, la salle de projection étant juste de l’autre côté du mur, mais dès lors qu’on eut formé deux équipes, on s’est tellement pris au jeu qu’on n’y a plus fait attention, poussant des cris de joie à chaque but marqué.
Juste avant l’entr’acte, l’ouvreuse, sortie un instant de la salle, est venue s’asseoir sur le muret pour fumer une cigarette, avec sur les genoux son grand chistera rempli de cônes et de cornets, tout en nous regardant pensivement de son regard noisette enrobé de chocolat. J’avais vraiment chaud à force de courir après le ballon, et je ne pouvais m’empêcher de zoomer sur ses cheveux, de la couleur rafraîchissante d’une glace à la mandarine. C’est alors que l’un d’entre nous, profitant de ma distraction, me dribbla avant de décocher un tir violent, qui claqua contre le mur comme un boulet de canon. « Je ne pense pas que ça s’entende de l’intérieur, surtout que c’est un film de guerre, mais faîtes attention. Moi, je vous aime bien, mais le vigile… Bon, je retourne à mon champ de bataille », dit-elle en bondissant comme un écureuil.
Nous nous cachâmes entre les grandes poubelles vertes du cinéma, où ils jettent les vieux navets tout pourris dont même la télé ne veut plus, et, tendant l’oreille, il nous sembla entendre le bruit d’une fusillade en riposte, mais les balles devaient ricocher sur l’écran, que nous imaginions étinceler comme un glacier. Nous quittâmes alors nos abris et recommençâmes la partie, d’abord en nous faisant des passes à une touche de balle, avec des contrôles de la poitrine et des têtes. Mais quand, dans notre élan, nous en vînmes à faire des ciseaux retournés, des coups du sombrero et des reprises de volée, le ballon se remit à fuser, faisant voler la poussière de la cancha, sur laquelle l’ombre du fronton avait fini par se coucher tout à fait, le museau entre les pattes.
Il fallut moins d’une minute au vigile, après que le ballon, salué par nos hourras, eut à nouveau frappé le fronton avec force, déclenchant à l’adret un bruit de miroir qui se feuillette, pour entamer un long travelling dans notre direction depuis l’angle du cinéma. Alors, nous enfourchâmes les mobylette et partîmes en vrombissant vers le mail planté de platanes. Nous fîmes les buts entre deux troncs, le long du mur du cimetière, jusqu’à ce que le gardien nous en déloge, à grands coups de pompes funèbres. C’est vrai que, pour une fois, c’est la famille et les proches qui étaient du mauvais côté du mur.