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Le défi du samedi
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4 mars 2017

La fête du slip (EnlumériA)

 

     Lord avait toujours souhaité avoir un animal de compagnie. Il me racontait souvent que dans son enfance, il avait possédé un petit chat blanc baptisé Cream ainsi qu’un énorme labrador au dos si large que son père menaçait sans cesse de s’en servir comme table de salon mobile. Trooper.

     Cependant, il avait tellement souffert quand ses compagnons étaient morts qu’il reportait sans cesse le projet d’avoir un autre animal à la maison. Certes, déclarait-il, je ne suis plus un gosse mais quand même, j’ai toujours un cœur que je sache. Je ne suis pas un monstre.

     C’était toujours à cette saillie que je m’esclaffais. De cette sorte de ricanement narquois qui parfois peuvent heurter les âmes sensibles ; une population assez restreinte dans ce monde cruel mais dont Lord faisait néanmoins partie (enfin sauf le lundi après-midi, mais ça c’est une autre histoire). Vous savez quoi ? Je pense vraiment que Lord était une sorte de monstre ; à sa manière.

     L’aventure commença un dimanche. Comment ça un dimanche ? Parce que Lord n’aurait jamais envisagé de m’inviter un autre jour et certainement pas un lundi après-midi (mais ça c’est… Bref !) Il m’avait donc invité un dimanche à déjeuner pour me concocter un de ses fameux rôtis bouillis au four dont il avait le secret. Lord maitrisait l’art de rater systématiquement la cuisson des viandes : canard trop cuit, porc bouilli à peine rosé à l’intérieur et steaks carbonisés. Le pire, c’est qu’il était convaincu d’être un cuisinier hors pair. « Chez Lord, la table est bonne », répétait-il à l’envi. « Tout le secret est dans la cuisson ! » Quand il martelait ça, j’avais le sombre projet de lui arracher la langue du gosier et de la lui enfourner dans le c… séant. Remarquez que Lord n’enfournait jamais une viande, il la… téléchargeait. C’était une expression qu’il employait sans cesse en rigolant comme si c’était la première fois qu’il nous la servait celle-là. Je mourais d’envie de l’inscrire à l’émission Norbert Commis d’Office. Pour le punir.

     Or, ce fameux dimanche, il n’y eut pas cochon bouilli à la table de Lord. On y servait du kangourou. Oui, vous avez bien lu. Du kangourou.

     J’étais abasourdi. De l’autruche, j’aurais compris. On en trouve dans n’importe quelle grande surface. Mais du kangourou ? Même pas cuit ? Ça dépassait mon entendement. Jusqu’à ce jour, j’imaginais que le seul rapport entre Lord et cet animal bondissant se situait au niveau du slip. Comment ? Vous ne saviez pas ? Eh oui. Lord était traditionnel jusque dans ses habitudes vestimentaires. Jusqu’au slip, quoi. Que voulez-vous. Une éducation stricte, un atavisme lourd et un je-ne-sais-quoi de provocation. Voilà l’homme.

     Je reposai mon verre de Montrachet. J’attendis que les arômes d'épices, de miel, de fruits secs et de fougère de beurre se dissipent dans ma bouche — et demandai d’une voix blanche : « C’en est vraiment ? »

     Lord me toisa avec cet air grave de gamin surdoué qu’il affectait lorsqu’une question l’embarrassait. Il se racla la gorge, cherchant la réponse adéquate. Entendez par là une réponse qui me dissuaderait de lui jeter mon assiette au visage.

     C’est précisément à cet instant là qu’un éclaboussement de verre brisé se fit entendre dans le bureau. Lord haussa les épaules et je détestais le sourire niais qui fendait sa trogne. La mine de gamin surdoué venait de s’évaporer pour céder la place au rictus embarbouillé d’un clown débarqué du cirque.

     Je scrutais la porte du bureau avec insistance. Je levai la main, le doigt en l’air. Le symbole universel qui signifie : « Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? »

     « C’en est pas. » dit Lord. « C’est du veau. »

     Je sentais la moutarde me monter au nez. Je réitérai ma question. Lord se leva et ouvrit la porte du bureau précisément au moment où un tambourinement mal rythmé se fit entendre. Lorsque la porte fut grande ouverte, les bras m’en sont tombé. Là, dans l’encadrement de la porte, se tenait un kangourou. Le bestiau regardait partout d’un œil inquiet. Le bureau d’un lord anglais n’est pas vraiment l’environnement naturel d’un marsupial.

     « Je te présente Zébulon, dit Lord. Mon nouveau pote »

     Mouais. Le pote en question paraissait se calmer. Il arborait un très joli collier vert avec un petit médaillon qui indiquait probablement son nom. Par tous les saints ! Il ne manquait plus que les gants de boxe.

     Nous nous remîmes à table. La tranche de veau, bien sûr, n’était pas assez cuite et pour tout dire elle avait une drôle de saveur. Je mis ça sur le compte de la sauce. Dieu merci, il restait la bouteille de Montrachet. C’est ensuite que j’ai remarqué le gros pansement sur le flanc du kangourou. Je regardai soudain mon assiette avec effroi.

     « Nom de Dieu ! Lord. C’est la fête du slip ou quoi ? Qu’est-ce que c’est que cette comédie ? C’était quoi cette putain de viande ? Il venait d’où ton veau ? Tu vas répondre oui ou merde.

     Lord but son verre cul sec.

     « Ben, en fait, je t’ai menti. C’était pas vraiment du veau. »

     J’eus un haut-le cœur. Je tentai de reprendre mes esprits et demandai :

     « Mais pourquoi t’as fait ça ? C’est monstrueux.

     — Je voulais juste me préparer à la disparition de Zébulon, un jour. Alors je me suis dit comme ça que d’en manger une petite tranche, juste une petite tranche, ça pourrait exorciser le problème. Tu n’imagines pas à quel point je suis soulagé. »

     Ce jour-là, je sus que Lord pouvait être un monstre un autre jour que le lundi après-midi.

 

Evreux, le 3 mars 2017

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Commentaires
P
Un verre de Montrachet s'impose pour s'en remettre ! Petit délire surréaliste réussi. Très bien conté, comme toujours.
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B
Quelle histoire un vrai festin de mots<br /> <br /> Merci et Bravo EnlumeriA
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P
Oui, j'aime bien cette aventure; c'est pesé, empaqueté et, même mal cuit, c'est servi chaud. On peut goûter ?... :)
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V
le gamin surdoué c'est sans doute toi avec ton sens de la narration!!!
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J
Excellentissime ! Et le Montrachet...un clin d'oeil à Poe ou non ? <br /> <br /> <br /> <br /> (quant au kanga, cela me rappelle une de mes blagues favorites...c'est un citadin qui visite la ferme où il voit un cochon qui n'a que trois jambes...l'a-t-il perdue dans un accident ? etc etc Non, non, non, c'est que, voyez-vous, on ne mange pas tout un cochon comme ça d'un seul coup...)
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J
À mon avis la prochaine fois après avoir bu quand même un peu de montracbet ,<br /> <br /> pense d appeler le numéro de L'HP le plus proche ,car c'est risqué pour ton slip!<br /> <br /> 😁😁😁
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W
Une histoire prise sur le vif !<br /> <br /> Et à la mémoire de Trooper :<br /> <br /> https://youtu.be/BshxCIjNEjY
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V
Un Montrachet avec du kangourou? Faut voir...
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