RORQUAL (EnlumériA)
Avertissement : ce personnage a vraiment existé. Qu’est-il devenu, je n’en sais rien. J’ai changé son nom (pour la confidentialité) mais à peine pour la sonorité qui colle bien au bonhomme. Son prénom ? Je crois ne l’avoir jamais entendu. Rorqual, c’était en quelque sorte sa marque de fabrique.
Il débarqua un beau matin aux archives de la compagnie d’assurances dans laquelle je travaillais. Je me souviens d’un : « Salut la compagnie ! » beuglé d’une voix de stentor.
Toute l’équipe est restée bouche bée. C’était un petit bonhomme bedonnant au visage lunaire orné d’une barbichette à la Napoléon III ; sourire de chat du Cheshire. Un énorme nœud papillon orange dégringolait sous son double menton. Son œil pétillait d’une sorte de malice imbécile. Ce dernier détail aurait d’ores et déjà dû me mettre la puce à l’oreille.
Le chef nous le présenta rapidement — Monsieur Rorqual — puis il lui expliqua succinctement le travail.
Ce fut exactement deux heures plus tard que le festival commença. Du fond des rayonnages nous parvint un cri perçant suivi d’un juron que la décence m’interdit de rapporter ici. Intrigué, je fus un des premiers à aller voir ce qu’il se passait.
Rorqual se trémoussait comme un asticot au bout d’un hameçon en se cramponnant le poignet. Son visage exprimait la souffrance la plus vile. Il nous expliqua qu’il venait de se piquer le doigt avec une agrafe et invoquait l’accident de travail avec véhémence. Incapacité et gangrène, voilà ce qu’il proclamait d’une voix chevrotante. Aussitôt je l’invitai à cesser son cinéma. Ce genre de truc arrivait tous les jours. Manipuler de vieux dossiers comportait certains risques… acceptables. On lui apporta un café et il finit enfin par se calmer.
Nous sûmes plus tard qu’il se disait mime et humoriste. Une sorte d’intermittent du spectacle qui assurait ses fins de mois par quelques missions d’intérim. La puce grimpait imperceptiblement vers mon oreille.
Le temps passait tranquillement agrémenté çà et là des saillies à deux balles de tonton Rorqual. Nous avions fini par le surnommer l’humorial-killer. Ce type nous faisait hurler de rire non par son sens du comique mais par son incroyable ridiculité.
Un jour, il demanda s’il pouvait se servir du téléphone. (Pas de portables à l’époque). Oui, bien sûr. Faut juste pas abuser. Tu m’en diras tant.
Il téléphonait à sa dulcinée dix ou douze fois par jour pour lui demander ce qu’elle faisait, pour dire qu’il l’aimait, pour lui réclamer des déclarations réciproques. Nous hésitions entre fou-rire et exaspération. Il proclamait à qui voulait l’entendre que sa dulcinée était la femme la plus belle et la plus merveilleuse du monde. Aucune des nôtres ne pouvait lui arriver à la cheville. En gros, nos épouses et petites amies étaient des chèvres et la sienne une nouvelle Maryline.
Vint le jour où il décida de nous la présenter. Elle viendrait déjeuner à la cantine avec lui mais attention souligna-t-il : « Si j’en vois un seul d’entre vous en train de la draguer, je jure que les tables vont voler ». C’est à compter de ce jour qu’il obtint son sobriquet définitif : « Le Médium Sorcier ».
Et la puce venait tout juste d’escalader ma clavicule.
La nouvelle Maryline se révéla une petite maigrichonne au nez comme un pique-gâteau qui, ma foi, paraissait plutôt aimable et réservée à côté de ce tartarin. Inutile de vous dire que nous fîmes tous assaut de la dame, multipliant les compliments, les sourires langoureux et les plans drague les plus éculés. Le benêt se tint coi et je n’ai aucun souvenir qu’une seule table n’ait jamais volé ce jour-là.
Les derniers temps nous parvînmes à lui faire croire que le chef prenant sa retraite il était pressenti pour le remplacer ; en haut-lieu, l’on avait entendu de lui les plus grandes louanges. Le Médium-Sorcier était tellement imbu de lui-même qu’à aucun instant il ne flaira le traquenard.
Il déboula vent debout chez le DRH pour le remercier de cette promotion inattendue. Sans frapper. Je sus plus tard par les secrétaires qu’il s’était fait virer avec perte et fracas, comme un malpropre.
La puce arriva enfin à mon oreille. Nous avions dégoté là un jobastre de classe internationale.
Sa mission prit fin peu de temps après cet exploit. Allez donc savoir pourquoi.
Je le revis quelques mois plus tard à la fête de Lutte Ouvrière ou je donnais un concert avec mon groupe. Il nous invita à la prestation qu’il donnait sur l’une des scènes secondaires. Là, je fus témoin d’un désastre sublime. Ce jobastre magnifique se fit jeter de la scène par le service d’ordre sous les huées du public. Son humour plutôt particulier n’eut pas l’heur de remporter les suffrages de l’assistance.
Ce jour-là, je compris que la présence de cette puce dans mon oreille devenait intolérable. Et un peu honteux tout de même, je la chassai vigoureusement.
Évreux, le 24 février 2017