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Le défi du samedi
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3 décembre 2016

Pêcheur d’Islande (Pascal)

 

Dans le cadre du défi de cette semaine, permettez-moi de vous présenter la belle Jeannie. Elle tient le pavé, dans la rue Darrigade, mais son petit chez-elle, c’est au soixante-neuf, Rue de la Pompe. Sous la vieille enseigne, avec le demi-vélo scellé au mur, c’est sa ligne de départ. En danseuse, elle remonte le boulevard ; le claquement des pétards de ses talons sur les bordures, le déhanché de ses postures élaborées, c’est son signe de ralliement. En Amour, elle en connaît un rayon ; des hommes, elle en a fait le tour, le Tour de France. Les riches céréaliers de la Beauce, les mareyeurs de Bretagne, les maquignons de Rungis, les viticulteurs de Bordeaux, c’est son quotidien, c’est l’Amour à la chaîne…  

Pourtant, elle me dit toujours que je suis son maillot jaune ; elle me fait rougir. C’est ma petite reine, ma plus belle étape, mon palmarès, dans cette rue borgne. Sous l’enseigne vétuste, « si cliste », je suis son « demi selle », son garde debout, la lumière vacillante de sa Dynamo à l’ampoule d’or, son porte-ravages, sa sonnette d’alarme, ses freins incapables, sa roue emballée, sa chambre à air… pur…

Quand on monte dans sa chambrette, je reste à l’abri, dans le sillage de ses effluves envoûtants ; je regarde son postérieur dessiner des huit de compétition. Là, tout près, dans la demi-obscurité des paliers, je m’accroche au guidon de ses hanches. Les escaliers en colimaçon, c’est mon premier col. Arrivé devant sa porte, sa ligne de départ, je glisse un billet dans la tirelire de son chemisier et cela déclenche immanquablement ses sourires. Elle me laissera encore gagner…

J’aime bien les lacets de son porte-jarretelles, le parfum des alpages dans son cou et les dentelles arc-en-ciel de ses froufrous. La blancheur de sa peau est comme la neige immaculée, j’y laisse mes empreintes de mordillements affamés. Tout à coup, je suis le roi du peloton et si elle glousse des refrains d’amusée partisane, c’est qu’elle est bon public.

Elle est fragile et précieuse, délicate et compréhensive, féminine et avertie ; elle est mon sponsor, ma meilleure supportrice, ma ligne de mire, ma ligne d’horizon et ma ligne d’arrivée. Elle est mon EPO, mon « Elégante Péripatéticienne Obsédante » ; sur le dérailleur de mon obsession, je suis évidemment sur le grand plateau, et toutes mes dents mordent la chaîne de sa féminité séductrice. Quand elle enlève ses bas, qu’elle les fait glisser nonchalamment dans la course du galbe de ses mollets, c’est comme si la mer me permettait la vision salace de son coquillage. Si bien loti, je suis pêcheur d’Islande ! Sans filet, elle me met en selle, fait briller mon dossard, allume mes prétentions de gagneur !
Là, devant la petite glace du lavabo, nos reflets s’harmonisent, ils se disent oui, ils se disent, c’est l’heure du contre-la-montre. Sans cuissard, je suis son maillot à poil, comme elle aime le rire à mes dépens rougissants… 

Je suis un bon grimpeur ; seul, en danseuse, je m’échappe en tête de notre tandem ; j’ai un bon coup de rein, et ma pédale est cosaque ; il faut voir comme j’escalade ses monts et brûle sa forêt. Cinq minutes chrono, même pas crevé, je sprinte toujours avant elle.
Alors, conciliante, elle m’enveloppe avec ses petits bras ; elle m’offre la couronne du vainqueur et, pendant un instant, je suis son champion, le maillot même pas jeune, de son corps. Elle m’inonde de sa caravane publicitaire avec ses compliments les plus enthousiastes ; pour un peu, elle m’applaudirait, moi et mes gesticulations forcenées de finisseur précoce…

Quand j’ai retrouvé la sortie, sous l’enseigne du demi-vélo, je remonte ma braguette et je repars à mes occupations obscures de solitaire. C’est mon dernier col, le pire, celui sans panache, sans gloire et sans illusion ; c’est peut-être le plus dur à gravir. S’il brille une seule lumière dans la rue, c’est la guirlande au-dessus de ma tête vide. De son côté, Jeannie attend la voiture balai, ses retardataires nuiteux…

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Commentaires
M
Wouahhhhhh !!!! Pour un "grand plateau" c'est un "grand plateau" que tu nous offres là !
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B
Magnifique texte Pascal encore un chef-d’œuvre <br /> <br /> Bravo
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W
Cette performance cycliste me tord les boyaux!<br /> <br /> Quoi de plus logique ?
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P
Merci à tous pour vos commentaires sympas.
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V
c'est un tres grand texte il est de la m^me veine qu'un zola
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J
Très drôlement-cypède <br /> <br /> A défaut d’être son maillot jaune ne serais tu pas mon maillon faible ????
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P
Merci à vous, lecteurs, de vous être arrêtés un instant ici, et d'avoir gravé vos épitaphes sympas.
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T
Bon, va vraiment falloir que je me documente sur ce Pierre Loti... Je me sens comme qui dirait... inculte.
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E
" Si bien loti, je suis pêcheur d’Islande ! " Fallait oser, mais je ne te jetterai pas la Pierre.
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J
Bienvenue en Picardie ! Jamais je n'aurais imaginé qu'elles fussent aussi torrides grâce à cette Jeannie, les nuits de Longueau (Somme) ! Tu es vraiment le meilleur des reporters sportifs !
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V
Que tu gesticules et tout le monde est content... quelle grimpette !
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J
Je ne sais jamais quoi dire après la lecture d'un tel texte, mais je déteste les snobs qui ne laissent jamais de commentaire, ou de commentaire sympa.<br /> <br /> <br /> <br /> Alors, bon...<br /> <br /> <br /> <br /> Le fond de l'air est frais ce soir, n'est-ce pas ?<br /> <br /> <br /> <br /> ;-)
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