« Bonjour mesdames et messieurs, bienvenue au Musée Rodin… A votre droite, vous pouvez découvrir le Penseur… »
« Germaine, viens voir !... Y a le Penseur de Machin ! Oui, de Rodin !… ‘Tain, quand il coule un bronze, le père Rodin, c’est pas pour de rire ! Son œuvre, c’est tout musclé, tout veiné, tout membru ! L’avait mangé quoi, l’artiste ? Du lion ?... S’il voit les penseurs comme cela, je ne m’imagine même pas ses athlètes !... Pas un ne rentrerait dans son moule !... Représenté sur son trône, l’a fière allure, le penseur !... Il est quoi ?... Du bide à tifs ? Mais non, c’est une statue, il n’a pas de poils sur le ventre… Du-bi-ta-tif ?!... Si tu veux… A quoi il pense ?... Ben, quelle question ! Regarde ! Y pas de PQ autour de lui ! L’a omis le détail, le concepteur des cagoinces !... Eh ben, il n’est pas dans la merde !… Ha, ha !... La boucle est bouclée !... Maintenant, ce sont les pigeons qui lui chient dessus !... Moi, tous les matins, je fais le penseur !... Quoi ?... Comment ?... On s’en fout ?!... J’encombre ?!...Dis, Germaine, t’as payé combien pour voir cette… connerie… ?... »
… Cet homme robuste, qui pourrait tenir le monde à bout de bras, reste bizarrement prostré dans cette position attentiste. C’est comme si la somme de ses muscles saillants ne pouvaient pas répondre à tous ses questionnements, comme s’ils étaient complètement inutiles, réduits à l’impuissance, dans cette posture de méditation. Ce chef-d’oeuvre dantesque, je pense qu’il est là, en équilibre instable, entre brutalité et délicatesse, entre virilité et complaisance. Quand la vigueur est vaine, quand l’intelligence doit prendre le pas sur la force brutale, le corps rend les armes au profit de la réflexion. La saine dualité entre le corps et l’âme est la fabrique de l’Intelligence…
« Papa, papa !... Il est tout nu, le monsieur !... »
… Cette sublime nudité lui procure l’intemporalité. Nul costume, nul chapeau, nulle cape, ne l’emprisonne dans un siècle éteint. Nulle extravagance d’apparence ne perturbe le visiteur qui pourrait se défiler dans des fanfreluches vestimentaires. Admettez ce mal-être. Sa pensée devient la nôtre, ses réflexions deviennent les nôtres, son ankylose nous pèse ; entre nous, ne sentez-vous pas une relation s’instaurer, presque intime, à cause de cette nudité dérangeante ? Ne vous sentez-vous pas connectés avec ce personnage énigmatique ?... Ce penseur, c’est nous. Il est notre reflet réfléchissant, l’écho des sujets insolubles qui gravitent pendant nos méditations ; il fouille dans notre propre pensée ; je crois que c’est lui qui nous visite…
« En tout cas, il est plus baraqué que toi, ce bonhomme ! Et en plus, il pense !... Deux bonnes raisons pour dire que ce n’est certainement pas toi qui as servi de modèle… »
… Cet homme, sur sa bande d’arrêt d’urgence, mesure le passé et l’avenir dans ce présent d’éternité ; il est comme un petit oiseau posé sur une branche, attendant un autre froissement d’aile, un autre coup de vent, une autre chanson d’oiseau pour s’enfuir. Cet être d’airain qui pense, offre à la statue une condition humaine et nous ne voyons plus un édifice, une œuvre, une sculpture, non : dans nos esprits, nous l’enfantons comme notre contemporain. Mieux : une projection, le prolongement de nous-mêmes. Il est un arrêt sur image, une sensation posée devant notre curiosité, une allégorie questionneuse, un paradoxe évident, où le poids du métal, sa froidure, en contradiction avec la légèreté de sa pensée brûlante nous déstabilise un peu plus…
« Parlons-en du poids du bronze !... Si ce n’était pas malheureux de gâcher du bon métal pour le couler dans des pseudo-œuvres contemporaines !... A cette époque, il devait bien y avoir autre chose à faire, avec ce métal ! Pourquoi pas des canons ?!... Il arrivaient, les boches ; on n’était pas loin de la guerre de quatorze !... »
« Il est comme toi quand tu attends que j’ai fini de repasser ta chemise ! Je me demande à quoi tu penses ?!... »
… Rodin, pour créer son Dante, s’est largement inspiré d’« Ugolin » de Jean-Baptiste Carpeaux et de Laurent de Médicis, sculpté par Michel-Ange. Pendant cette posture attentiste, on admire la finesse des détails, l’imposante musculature déployée et l’inutilité de cette force par opposition à cette attitude. Donner du mouvement à une statue, c’est un art mais lui offrir la pensée, c’est du génie. Pendant la Comédie, devant la Porte, il est Dante observant les neuf cercles de l’Enfer, décidé à transcender sa souffrance par la Poésie. Ici-bas, réfléchir à sa condition, c’est apprivoiser le diable, c’est continuer de soupirer pour survivre à son hypocrite existence…
« Mon Amour, penses-tu à moi quand l’endormissement accapare tes rêves ? Vois-tu les ricochets de mes sourires comme les cercles concentriques du Paradis de Dante ? Est-ce que tes sentiments illuminent la force de ton allant ? Quand je suis près de toi, est-ce que je suis plus forte que tes préoccupations les plus souterraines ? Mon Amour, vois-tu dans mes pensées ?... »
« A force de se geler les fesses, le Dante, il va attraper des hémorroïdes… »
« Il est dix-huit heures… Mesdames, messieurs, le Musée Rodin ferme ses portes. Réouverture demain à neuf heures…
26 novembre 2016
Le Musée Rodin (Pascal)
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