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Le défi du samedi
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19 novembre 2016

Y a des jours comme ça (Pascal)


Y a des jours comme ça, la coupe est pleine, le ras le bol général s’installe, et celui-là plus qu’un autre, l’aigreur, la contrariété, la peine, l’impuissance, le dégoût, le cynisme, le remplissent inexorablement d’une Amertume sidérale…  

Je suis allé voir mon pote d’enfance aujourd’hui ; voilà plus de cinquante ans qu’on se fréquente. Ce n’est pas brillant, il se morfond au fond de ses draps d’hôpital avec son cancer en évidence ; son dernier AVC l’a laissé complètement déglingué. Je ne sais pas s’il me reconnaît vraiment ; il a perdu toute sa faconde, sa hardiesse, son allant, sa gueule de conquérant sans peur et sans reproche, celle qu’il mettait en avant quand il défendait la veuve et l’orphelin. Quand il ouvre la bouche, ses lèvres se déchirent en se décollant mais c’est à peine s’il grimace pendant ce pénible contretemps. Il me parle par signes parce que la moitié de sa figure est encore paralysée ; c’est juste pour me réclamer une crème, un spray rafraîchissant, la télécommande de la pompe à morphine. Je sais qu’il me comprend ; quand je lui ai parlé de Léonard Cohen, ses yeux se sont mis à se remplir et je peux vous jurer que ses larmes brûlantes étaient du pur extrait de jouvence.
De tous les discours qu’on a eus ensemble, ces grands discours exaltés sur le monde, sur la bonne Méthode, sur les filles, sur l’honneur, le courage, le meilleur, la pêche, la Mort, etc, il ne reste plus rien ; il cherche seulement à sauver sa peau avec ses restes d’instinct de survie.
Il m’a réclamé son portable, il était sur la table de nuit. Il a pianoté dessus pendant un bon moment ; l’écran restait désespérément éteint et je suis sûr qu’il voyait sa terrible gueule de naufragé dans le reflet de l’appareil. Il est resté un bon quart d’heure à le tripoter nerveusement comme s’il ne connaissait plus le sésame de son ouverture. En désespoir de cause, en autre dépit, il l’a rejeté à côté de lui. C’était encore la fin du monde dans ses yeux. La batterie était à plat, je l’ai mise en charge derrière son oreiller…

Sur le lit d’à côté, un souffreteux reculait sa dernière heure à coups de toux caverneuse et de crachats incessants. A chaque assaut de la Camarde ravageuse, toute sa carcasse tressautait comme s’il était criblé de balles au peloton de son exécution morbide ; ses râles prolongeaient la sentence et tout recommençait…

Alors, c’est comme cela, la fin ? Au tri sélectif, à la Porte de Sortie, chacun doit montrer ses faiblesses comme le passeport obligatoire vers l’Eternité tourmenteuse ?... Toi, mon ami, c’est cancer, détresse respiratoire, chimio, radiothérapie, infection de la sonde gastrique, de la sonde urinaire, AVC, paralysie, et j’en oublie…
Au top cinquante des emmerdes, t’as gagné le gros lot. T’es en haut de l’affiche, t’as à peine soixante ans, t’es plus maigre qu’un pensionnaire d’Auschwitz après quatre ans de régime, tu ne tiens plus debout ; t’es plus moribond que ce pauvre clampin anonyme qui se meurt dans le lit d’à côté…  

Tout à coup, un infirmier est entré dans la chambre ; la prise de sang habituelle était à l’ordre d’une nouvelle bataille. En livrée de sans cœur, comme si la Déchéance était l’ordinaire ici, il oeuvrait tout à sa besogne de piqûre brûlante. Mais regarde ses mains, ses poignets, ses bras, c’est tout bleu, c’est tout noir ! C’était un véritable bourreau, ce bonhomme ! A force de la fréquenter, blindé, il se foutait bien de la détresse humaine en général et de mon pote en particulier. Il l’a ajusté, l’a planté, l’a aspiré plus que par la veine qui coulait mal dans sa seringue. Mon pote me regardait désespérément comme s’il recevait son injection létale…

Mon Ami de toujours, tu aurais pu attendre encore quelques années ; tu aurais profité d’Alzheimer, de Parkinson, tu aurais oublié ta dignité, tes diplômes et tes décorations, au fil du temps. Pour soigner ta solitude, tu aurais pris un chien, un chat ; ils t’auraient donné la force d’exister seulement pour que tu ailles les promener dans la rue ou acheter leur bouffe. Tu n’auras même pas le temps de boire tes meilleures bouteilles de vin, de devenir acariâtre, ombrageux, organique. Tu te rends compte ? Tu vas rater les épisodes des Feux de l’Amour, ta dernière dent, les progrès de tes petits-enfants, la prothèse de hanche, les gâteaux d’anniversaire, le diabète, la prostate, la canne, les rhumatismes, etc.
Ta baraque n’est même pas finie de payer ; toute ta vie, t’as trimé pour avoir le plaisir de tondre ton carré de pelouse, t’as économisé plus qu’un rapiat pour ton bout de piscine et tu n’as jamais trempé le cul dedans. C’est con, à quelques mois près, c’était la timbale de la retraite ; laborieux, depuis quarante ans, tu pensais la décrocher mais t’as seulement chopé le cancer en remerciement. En y repensant, cette retraite, c’est comme le pompon rouge qu’on agitait devant nos yeux sur les chevaux de bois. Tes considérations d’avenir, le Portugal comme havre de paix, loin de cette France qu’on ne reconnaît plus, ta pension acceptable, c’était ton leitmotiv, ton flambeau, ton avenir…

Dans le couloir, quelqu’un gueulait ; c’était forcément un humain parce que j’étais dans un hôpital. Je ne sais pas si c’était une femme ou un enfant ; ces cris étaient ceux d’un animal blessé ; soumis à l’inquisition incisive de la Douleur, il couinait fort comme s’il avait laissé sa jambe dans un piège découpant. C’était pathétique et tragique ; j’aurais voulu être sourd pour ne rien entendre…

Si tu savais comme j’ai l’air con, assis sur cette chaise de visiteur, avec cette bonne santé à la proue de ma gueule de visiteur paumé ; il me semble que je ne suis pas partie prenante dans cette sale aventure, que je t’ai abandonné, que je t’ai laissé seul affronter cette âpre bagarre perdue d’avance. Parfois, je voudrais avoir le cancer et être allongé sur le pieu d’à côté pour partager cette sinistre misère ; on combattrait ensemble ce mauvais purgatoire, on aurait nos fidèles armes d’Amitié pour contrer cette fatalité ; c’est sûr, à deux, on vaincrait cette Faucheuse insolente ! On partagerait la Souffrance, on s’encouragerait, elle deviendrait supportable…  
Tu te souviens ? J’étais l’épuisette de la grosse truite que tu attrapais, tu étais le preux tireur de notre équipe de pétanque ; aux échecs, tu me laissais gagner, à l’apéro, tu me laissais le dernier glaçon, pendant nos escapades adolescentes, tu me laissais piloter ta mobylette ; je pourrais remplir des pages et des pages de toute notre Amitié partageuse.
Depuis longtemps, « je sais qu’elles l’ont toutes en long » et, aujourd’hui, j’ai honte de m’être battu contre toi, un jour de jeunesse, à cause des mêmes filles…

Mon pote était plongé dans la contemplation cathodique d’un Barnaby ; il regardait les images qui bougeaient et j’avais l’impression qu’il voulait courir avec l’inspecteur, embrasser l’actrice, boire cette bière, conduire cette voiture, visiter cette demeure, se tremper sous la pluie du feuilleton…

Toi, c’est dans la Douleur que tu quittes ta Vie.  Il fallait choisir entre la maladie brutale, assassine, désolante, et la longévité dans la vieillesse prudente mais dégénérescente. Comme d’habitude, tu es passé devant ; tu as pris le pire pour m’en éviter la Souffrance.
Comme quand on était gamins, à chaque embrouille, ici aussi, on dirait que tu es passé devant, que tu l’as fait exprès, pour m’éviter ce mauvais coup du sort. Aussi, chier dans des couches, ce n’est pas pour toi, ton ego en prendrait trop dans la gueule.
Dehors, c’est le grand soleil ; je ne comprends pas ses manœuvres hypocrites. C’est toi qui pars et c’est moi qui suis glacé. Dans ce dehors, il court plein de gens vers leurs obscures occupations ; malheureusement,  tu sais, comme moi, que le monde est rempli de cons mais, à cette seconde, ils sont tellement mieux portants que toi…  

Son portable était chargé ; son bout de sourire était déjà une victoire. Quand il a enfin trouvé comment envoyer un texto à sa fille, un de ces mots la réclamant encore et encore  à son chevet, son téléphone lui a échappé des mains et il a explosé sur le sol. Dans ses yeux immenses de chien battu, c’était la panique, c’était pire qu’une mauvaise prise de sang, une sanguinaire ; je voulais être aveugle pour ne plus rien voir…
Je me souviens des morceaux épars qui crissaient sous mon pas quand j’ai voulu récupérer son portable. Notre Dieu miséricordieux, celui du catéchisme, de la communion et du mariage, n’était manifestement pas dans cette chambre…

Je voulais arracher toutes ces perfs, le prendre dans mes bras, le soulever de son linceul, nous enfuir dans les couloirs, retrouver ma bagnole et descendre ensemble jusqu’à la mer. Je l’aurais installé sur le sable, face à l’horizon ; comme une émouvante symphonie de plage, on aurait écouté les vagues et le chuchotement du ressac avec juste assez de brise marine pour qu’elle cache nos larmes d’Amis connivents. Avec un peu de chance, on aurait profité du coucher de soleil, de ses effets étincelants, de ses chimères dansant au bout de la mer et, la nuit venue, on aurait vu briller notre bonne étoile, on l’aurait comparée, on l’aurait astiquée avec nos meilleurs soupirs…

Allez, il me semble déborder de la marge du sujet en cours ; je vais arrêter là, parce qu’ici, ce n’est pas le bureau des pleurs. Oui, y a des jours comme ça, la coupe est pleine, le ras le bol général s’installe, et celui-là plus qu’un autre, l’aigreur, la contrariété, la peine, l’impuissance, le dégoût, le cynisme, le remplissent inexorablement d’Amertume…

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Commentaires
V
vivement samedi pour un autre defi !!
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J
...d'amertume oui mais aussi d'une telle Humanité ! Chapeau, Monsieur !
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T
Le genre de situation où l'on se sent tout bête d'être en bonne santé et debout sur ses deux pieds...
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M
Ouf! Chapeau! Fort bien écrit! D'une grande humanité! Très touchant!
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B
c'est très touchant autant ton texte que cette belle et longue amitié <br /> <br /> Bises
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J
Excellente illustration de la vérité qu'il y a pire que la mort dans ce bas monde.
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J
Tu nous tire les larmes des yeux !<br /> <br /> Vite, vite, tirons nous de ce sinistre hopital..où règne la sinistrose,sans remord pour nos airs de bien-portants
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P
Merci pour vos commentaires sympas.
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M
Admirable !!!!! Emouvant !!! Magnifique !!!!
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P
A la fois grand coup de poing dans la g... et tendresse. Et quelle écriture ! c'est du grand Pascal. Bravo et merci pour ce plaisir de lecture, sans brise marine pour cacher les larmes.
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W
J'espère que de l'écrire t'a soulagé un peu, que j'aie pas pris tout ça pour rien. Splendide cri !
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A
Et bien! Quelle émotion à te lire! Quel tableau de cette chienne de maladie qui nous guette tous! Ben, j'en suis tout retourné!
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