CUPIDON (EnlumériA)
La barque suivait l’imperceptible fil de l’eau. Quelques bulles éclataient de-ci de-là révélant peut-être la présence de quelque brochet à l’affut. L’ombre de la futaie protégeait les amoureux des ardeurs du soleil.
L’homme portait la barbe ; La femme protégeait l’albâtre de son visage sous un canotier. Ils étaient vêtus de blanc. Seule une écharpe de soie sur les épaules de la femme éclaboussait de rose ce charmant tableau.
Je faisais de mon mieux pour ne pas attirer leur attention. Ce n’était pas la première fois que j’étais en mission et je prenais mon rôle à cœur. Je fis le comput de mes exploits pour passer le temps. Ce serait le sixième couple que je bénirai. Ceux-là étaient des quadragénaires. Consacrer l’amour des personnes mûres était plus excitant que celui de jeunes gens à peine sortis de l’adolescence. Pour ces derniers, le travail était pour ainsi dire mâché. Encore pétris d’illusions, ils croquaient la vie à pleines dents. Alors que passé quarante ans, les gens se méfiaient, ils avaient souvent vécu des déceptions, des drames. Certains étaient si aigris qu’ils ne reconnaissaient même pas l’amour quand il se présentait. D’autres avaient définitivement fermé la porte aux émois du cœur, n’autorisant de temps à autres que des plaisirs charnels sans joie dans la pénombre de leurs tristes chambres à coucher parfois éclairées par la lumière blafarde de la télévision.
Le couple dans la barque semblait vivre une seconde jeunesse. D’où j’étais posté, je pouvais presque discerner l’infinie tendresse qu’ils échangeaient au moindre geste, au moindre regard.
Je pressentis l’instant favorable. Bandant mon arc pour mieux viser, j’accomplis mon ministère. Les deux flèches atteignirent leurs buts. Ces deux-là ne verraient jamais leur amour s’éteindre. Je venais de le figer pour l’éternité.
Demain, dans la presse, on pourra lire en première page :
CUPIDON A ENCORE FRAPPÉ !
Hier, au bois de Vincennes,
le tueur en série a tué un sixième couple.
Que fait la police ?