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Le défi du samedi
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21 mai 2016

Les culottes courtes (Pascal)


L’aube printanière. Nous allions à la pêche ; je marchais dans les pas de mon père ; facilement, j’aurais pu mettre les deux pieds dans une seule de ses empreintes de botte.
J’avais le parfum de sa pipe dans les narines et quand je respirais trop fort les effluves capiteux des alentours ombreux, instinctivement, le nez en l’air, je recherchais la fumée de son tabac pour me réconforter, au milieu de cette pénombre matinale. Le petit chemin dévalait doucement jusqu’à la rivière ; elle, on l’entendait murmurer, là-bas, derrière les hautes futaies. Dans son panier de pêche tressautaient les pochettes d’hameçons, la boîte de vers de terre, les bouchons, et c’était notre volontaire cadence de marche forcée.

De chaque côté du chemin, les grands arbres célébraient le petit jour. Leurs troncs effilés et rudes se fondaient dans la sombreur, comme pendant un jeu de cache-cache nocturne. Leurs robes de feuilles se tournaient et se retournaient à l’envi du vent ; tantôt vert tendre, tantôt vert presque brillant, elles frissonnaient pendant une musique inaudible à mes oreilles attentives. Je me disais que le vent était un sacré galant pour valser avec toutes ces frondaisons en même temps. Il pouvait soulever les robes, les plisser, les étirer, les raccourcir, du côté d’un champ et les ébouriffer, les repasser, les envoler, les aplatir, dans un autre.
A leurs cimes, les hautes branches guerroyaient entre elles dans l’étrange craquement  des bois frottant leur écorce. Peut-être qu’elles s’aiguisaient pour recevoir au mieux les futurs petits oiseaux de la journée ; peut-être que c’était leurs discussions matinales pour parler de la nuit, du hibou bavard ou de l’averse nocturne ; peut-être que c’était pour signaler à la nature environnante la présence de deux intrus. Comme mon père n’avait pas l’air intéressé par ce chahut d’altitude, je pouvais investir ma curiosité vers d’autres sujets de découverte. Il s’enquerrait seulement de la bonne fermeture de mon manteau et du cache-nez bien remonté sur mon nez. Aujourd’hui, en y repensant, c’était amusant puisque j’étais… en culottes courtes.

Les ornières laissaient présager toutes sortes de carrioles passant par là ; aussi, je me disais qu’il faudrait qu’on se fasse bien petits si un tracteur déboulait à l’orée du chemin. Et si c’était un troupeau de vaches affamées allant paître dans ce champ ? Et si c’était un cheptel de moutons, toute sonnaille dehors, qui allait débouler dans l’encoignure de notre sentier ? Et si c’était une paire de bœufs, joue contre joug, tirant un énorme chariot de paille ? Je restais au plus près de mon père car il saurait prendre la mesure de tous les dangers pouvant surgir de derrière cet ombrage inquiétant.
Parfois, il me montrait des crottes de lapins, des petits tunnels de brindilles qu’ils devaient emprunter, de l’herbe fraîchement tassée au milieu de la rosée, comme s’ils avaient fait la nouba pendant toute la nuit. Peut-être qu’ils dansaient au rythme des coups de vent, eux aussi. Comme s’ils nous attendaient, sur la pointe des pieds, j’essayais d’apercevoir ces culs blancs tellement baladeurs à l’orée des champs et sous les premiers feuillages.

Sur les barbelés rouillés, emprisonnant la prairie que nous longions, il y avait des toiles d’araignées accrochées un peu partout. D’habitude si invisibles, si fragiles, si aériennes, ici, comme des parures de riches princesses, elles étaient constellées de mille perles transparentes ; leurs fils étaient distendus sous tant de poids. Je me disais que la Nature était bien faite ; la nuit, elles faisaient le plein d’eau et le jour, le plein d’insectes. La brise matinale semblait les essorer en les secouant et quand une goutte se désamarrait, son fil vibrait d’une note subtile que je n’entendais pas ; rapportée à toutes les toiles d’araignées séchant sur la gamme des fils de fer barbelés, ce devait être une sacrée symphonie ; sans doute la même que celle des arbres, me disais-je. Le vent avait décidément plein de pouvoirs sur la campagne ; il faisait danser les arbres et les lapins, essorer les toiles d’araignées, et chanter les premiers oiseaux dans les environs. Au loin, j’aperçus deux ou trois vaches en train de brouter allègrement l’herbe mouillée de leur pré ; leurs queues battaient l’air autour de leur croupe et je me dis que c’était elles qui donnaient la cadence au vent joueur.  

Dans les champs, c’était plein de petites fleurs écloses dont la couleur n’était pas encore à l’ordre du jour, malgré ce soleil affûtant ses rayons sur la colline en face de nous.
Parfois, avec mon nez toujours en l’air, je trébuchais sur une motte d’herbe, un terril de taupe ou bien, mon pied roulait sur les pierres du chemin ; le sourcil froncé, mon père se retournait gravement comme si j’allais faire fuir tous les poissons de la rivière, maintenant proche. Il était soucieux, mon papa ; il avait l’air tourmenté de celui qui doit absolument ramener quelque chose à manger pour midi ; il était là, un peu pour sa gloire et beaucoup pour son exemple de père devant son gamin. Mine de rien, il me surveillait de près. J’avais droit à toutes ses recommandations en boucle ; je devais faire attention à ne pas glisser, à ne pas m’enrhumer et où je posais la main, à cause des serpents bronzant sur les rochers. (Je n’en ai jamais vu à la pêche)  

Tout à coup, la clairière s’est éclairée du soleil, enfin vainqueur de la cime des arbres. Ensemble, tous les boutons d’or se sont allumés, tous les coquelicots se sont embrasés, tous les bleuets devinrent indigo ! C’était un tumulte de couleurs chatoyantes ! Un foisonnement d’impressions bariolées ! Un feu d’artifice de lumières ! La prairie fumait ! Comme débusqués, les parfums de la Nature, du chardon à la saponaire, ont répandu leurs frais effluves dans le vent frisquet. Même nos ombres se sont allongées sur le chemin ; on ne serait pas trop de quatre pour rapporter tous nos beaux poissons jusqu’à la maison…

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Commentaires
M
De superbes descriptions comme celle-ci que j'aime particulièrement : "Ensemble, tous les boutons d’or se sont allumés, tous les coquelicots se sont embrasés, tous les bleuets devinrent indigo ! C’était un tumulte de couleurs chatoyantes ! Un foisonnement d’impressions bariolées ! Un feu d’artifice de lumières !"
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V
pour ' le vent est un sacré galant ' j'en redemande
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J
Quel bonheur pour un père d’avoir un fils aussi talentueux !<br /> <br /> Et<br /> <br /> Quelle complicité si bien narrée ici !
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C
Un texte aussi beau qu',une série de tableaux champêtres. ...<br /> <br /> <br /> <br /> Beaucoup d'entre nous ont dû partager de tels moments...
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B
Tous ces moments, ces souvenirs, ici, si bien décrits c'est comme si je prenais part à votre balade derrière vous sans faire de bruit <br /> <br /> C'est vraiment beau Merci et Bravo Pascal
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W
Grand amateur de l'ombre tutélaire !
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V
Les printemps en culottes courtes, ce sont les meilleurs
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J
Tour de force en ce qui concerne les descriptions. Bravo !
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