LE MESSAGER (EnlumériA)
En proie à une lassitude proche de cette langueur romantique dont raffolent les versificateurs à l’eau de rose, je sirotais un verre de lait au miel avachi dans le canapé comme derviche épuisé. Sur l’écran de télévision, une grognasse vulgaire comme trente-six gorets s’efforçait d’échapper à un vampire ridicule. Je regardais ce navet pour adolescents attardés sans trop savoir pourquoi. Les hurlements factices de la grognasse étaient à peu-près aussi crédibles que l’olibrius qui la pourchassait. Bref ! Pour tout vous dire, je m’ennuyais avec virtuosité.
Le générique de fin s’éternisait sur cette navrance cinématographique lorsqu’un bref coup de sonnette me fit sursauter. Je dressai l’oreille comme un chien aux aguets. Quelque chose sonnait faux. Un peu comme si le tintement de la sonnette avait dû traverser une épaisse couche de carton. Pressé par une vessie de plus en plus tyrannique, je me rendis aux toilettes. Ce fut lorsque je tirai la chasse d’eau que la sonnette retentit de nouveau. Perçant le bruit des turbulences sanitaires, une sorte de dring discret m’agaça l’oreille. Je mis de l’ordre dans ma tenue et m’approchai de la porte d’entrée à pas furtifs. Je percevais un piétinement au-dehors. Un voisin déménageait ou quoi ? À peine cette pensée s’effaçait-elle de mon esprit que la sonnette retentit de nouveau ; plus énervée aurait-on dit. Un bruit léger attira mon attention. Quelqu’un venait de glisser une enveloppe sous ma porte. Une enveloppe cachetée ; à l’ancienne. Une plaisanterie ? Je la ramassais puis j’ouvris la porte pour en avoir le cœur net.
Si j’avais été fumeur, j’imagine que mon mégot serait tombé de ma bouche bée. Un escogriffe accoutré de vert me tournait le dos. Je constatai une légère crispation des épaules, un embarras dans la nuque, une posture qui pouvait signifier l’agacement. Il détourna la tête et les épaules suivirent comme à regret. Son regard ombré par un bicorne cocardé de bleu lançait des étincelles. Sa bouche maugréa un juron.
Un brouillard mental envahit mon esprit. Je connaissais ce type mais je ne parvenais pas à me souvenir des circonstances de notre rencontre.
Il me faisait face maintenant, triturant son bicorne de ses mains tavelées et desséchées par le soleil et le sel. Son regard s’était adouci, s’était fait presqu’implorant. Il me raconta qu’il venait de très loin là-bas, de l’autre côté de la fenêtre, qu’il ne voulait pas disparaître comme ça ; sans un mot, sans une explication. Il dit encore qu’il venait de la part de Mister Samuel Beadle. Que ce dernier avait été empêché par une mission lointaine.
Je lui fis signe de patienter, juste quelques secondes, le temps de lire la lettre. Le message était le même que celui de l’escogriffe, à quelques détails. Des gouttes de larme avaient délavé le texte par endroit. Les signatures au bas du message éveillèrent en moi un sentiment de vide étrange ; de ce genre d’émoi que l’on ressent parfois lors de la trop longue absence d’un enfant.
Derrière le boucanier, des silhouettes se matérialisaient, tremblotantes comme l’air brûlant sous le soleil du Sud. Je reconnus Lord, Claudika Dromos que l’on nomme aussi la mère Petit-Pas, Maurice Couchette, Raoul Gueulesèche et légèrement en retrait, tout dépenaillé, Crapette le pique-assiette tenant son chat miteux dans les bras. Ils avaient tous signé. Eux et bien d’autres encore que je ne reconnus pas tant ils semblaient s’estompés dans le clair-obscur de la cage d’escalier. Tant peut-être qu’ils n’attendaient qu’une seule chose, que je leur donne vie.
Plus tard dans la soirée, avec un calme infini, je débranchai la télévision que je mis au rencart dans le débarras sous l’escalier. J’avais moi aussi tout un petit monde à créer, mais au risque de blasphémer, je sais bien qu’il me faudra un peu plus de six jours pour cela.
Évreux, le 22 avril 2016