LA GRANDE CHAPELLERIE DE TOURNEPELISSE (EnlumériA)
Chaque premier dimanche de mai, Tournepelisse organisait sa foire aux chapeaux. Un prétexte pour que les célibataires des environs se rencontrent. Les règles étaient simples. Si un homme rencontrait une femme dont la coiffe complétait son couvre-chef, il devait promettre de l’épouser pour une durée de cinq ans renouvelables.
Or, il y avait en ce temps-là, à Tournepelisse, un mirliflore que la modestie n’étouffait guère.
Il se vantait d’être l’idéal masculin de toutes les belles filles des environs. À l’entendre, aucun cœur féminin ne lui résistait et il expliquait à qui voulait l’entendre que son célibat n’était dû qu’à son extrême exigence. « La plus belle des plus belles m’est réservée de toute éternité, monsieur. Un jour, ma patience sera récompensée. »
Ces messieurs du Café de la Poste s’en gaussaient d’importance, mais le gandin s’en moquait comme de sa première layette. Rira bien qui rira le dernier, chuchotait-il derrière sa lavallière empesée.
Or, il arriva que peu de semaines avant la grande Chapellerie, une nouvelle charcutière ouvrait boutique sur la Grand-Place. « Aux deux cochons », spécialités bretonnes et corses réunies. L’achalandage y était de premier choix, et la patronne d’une amabilité exquise. Bref ! Tout aurait été parfait s’il n’y avait eu ce détail pour le moins troublant, la patronne en personne. Dans tout le pays, les langues se déliaient. La rumeur enflait. De mémoire de tournepelissiens, personne n’avait jamais vu pareil laideron. Comment vous dire ? Comment exprimer cette disgrâce sans tomber dans la calomnie. N’eut été son cœur d’or et l’excellence de son éventaire, la carabosse n’aurait pas tardé à se faire caillasser et chasser du village pour exhibition blasphématoire.
Ma foi ! Toute cette déplorable affaire aurait fini par sombrer dans l’accoutumance sinon l’oubli, si la charcutière ne s’était mise en tête de participer à la Grande Chapellerie dont on célébrait cette année là le centenaire.
Lorsque le fameux dimanche arriva, tous les damoiseaux et damoiselles de dix-sept à soixante-dix-sept commencèrent à déambuler dans les rues de Tournepelisse, se pressant à tous les stands et lorgnant sur les couvre-chefs susceptibles de s’apparenter.
Il arriva donc ce qui devait arriver. Le chapeau de la charcutière ressemblait comme un frère à celui du gandin, qui, constatant le drame, ne savait plus à quel saint se vouer. Alors que la foule en liesse commençait à beugler aux épousailles, un troisième larron se fit connaitre. Ventre saint-gris ! Le larron qui n’était autre que le jeune garde-champêtre tout frais sorti du régiment, arborait lui aussi un chapeau en tout point accommodé à celui du laideron.
On appela le grand jury pour trancher l’affaire, mais le temps que ces messieurs du café de la Poste (car c’était eux) délibèrent, le mirliflore avait remballé sa superbe et pris ses jambes à son cou.
L’on maria donc le garde-champêtre un peu empêtré et bafouillant à la drôlesse qui, sitôt la cérémonie terminée, s’empressa de se décoiffer.
Et là, sous les yeux émerveillés des Tourneplissiens, le masque tomba. Ce fut sous les bravos et sous une pluie de chapeaux que le jeune homme traversa la Grand-Place au bras de la plus belle mariée que le monde n’ait jamais connue.
Quant au mirliflore ? On n’en entendit jamais plus parler.