Crapette le pique-assiette (EnlumériA)
Personne ne prenait le temps d’inviter Crapette à sa table. Personne, à vrai dire, n’en voyait l’utilité. Crapette s’invitait tout seul. Il n’avait besoin ni de l’autorisation ni de l’assentiment de qui que ce soit pour s’inviter chez les gens.
Crapette, de son vrai nom Léon Lavergogne – ça ne s’invente pas –, devait son surnom à ce jeu de cartes auquel il s’adonnait volontiers en trichant d’abondance.
Crapette était un échalas de près de deux mètres, sec comme un coup de trique et dégingandé comme un bonhomme en caoutchouc. Été comme hiver, il trimballait sa carcasse dans un imper mastic trop large pour lui, éternellement coiffé d’un chapeau melon autour duquel il avait noué un bandana. Dans le bandana, une plume de canard. Il mâchouillait toujours un cure-dent et s’exprimer comme s’il avait en permanence une douzaine de bubble-gums sous la langue.
Dans la journée, personne ne le voyait jamais ; sauf le dimanche, quand il allait faire son tiercé au Café de la Poste. Le reste du temps, il demeurait cloîtré chez lui. Une ancienne épicerie aménagée avec toilettes dans l’arrière-cour. Il y vivait avec pour seule compagnie un matou miteux mité qui rôdait sous les fenêtres des gens pour réclamer sa pitance moyennant un gros câlin. La bestiole n’avait pas de nom, les gens l’appelait Bouffechidor ; c’était tout. Et il suffisait de prononcer son nom pour qu’il surgisse de nulle part en se pourléchant les babines ; un peu comme son escogriffe de maître à l’heure de l’apéritif vespéral. C’est précisément à cette heure qu’il faisait bon d’éteindre les lumières et de se barricader chez soi. Juste après l’angélus, Crapette sortait de sa tanière, la tignasse en vrac sous son chapeau à plume et l’imperméable flottant au vent.
Campé sur la place de l’église, il humait l’air comme un chien d’arrêt et, après quelques secondes de réflexion, il choisissait sa proie. Vous, moi, monsieur le curé ou la mère Gobemiche. N’importe qui en fait. Crapette aimait tout le monde et personne. Crapette le pique-assiette se moquait même des minima sociaux. Il savait que, quoi qu’il arrive, il trouverait toujours une bonne âme – d’aucuns dirait un pauvre couillon – pour lui chauffer une gamelle et lui servir un verre de rouge.
À peine avait-il mis un pied chez vous, tout gesticulant et bredouillant, qu’il avait déjà glissé ses croquenots sous la table en réclamant une petite goutte de rouquin. Ensuite, il disait comme ça : « Qu’est-ce que ça sent bon chez vous. Vous aurez bien une assiette de soupe, une tranche de jambon à l’os ou un vieux bout de calendos pour un pauvre gars qu’à fait l’Algérie ? Hein ? Dame. À la fortune du pot, comme on dit par chez moi ».
Et vous, vous n’aviez qu’une hâte, c’est qu’il y retourne chez lui. Bon vent ! Camarade. On t’oubliera pas.
J’t’en fiche. À peine avait-il séché son gobelet qu’il en réclamait un autre ; pour l’autre jambe. L’autre jambe ? Tu parles. Dans le village, ces messieurs du Café de la Poste l’avaient surnommé le millepatte. C’est dire.
À la fin du souper, il vous proposait une partie de crapette à la bonne franquette puis finalement se ravisait pour quémander une gouttelette de gnôle. Il buvait cul-sec, poussait une grand haaa de satisfaction et s’en retournait comme il était venu. À cet instant précis, si vous jetiez un coup de d’œil par la fenêtre, vous pouviez presque croire qu’il faisait grand vent. Mais non. C’était juste sa démarche assaisonnée de vin rouge et boostée à la gnôle qui donnait cette impression.
Alors, subitement, vous vous mettiez à ricaner en vous demandant qui sera la prochaine dupe. À la fortune du pot, comme on dit du côté de chez moi. Hein ? Dame.
Évreux, le 18 mars 2016