On a marché sur la dune (Pascal)
Les fenêtres descendues, les narines frémissantes, l’air marin nous avait emporté jusqu’à notre petite location du bout de l’île ; guidés par je ne sais quel instinct, c’est comme si on savait à l’avance où nous allions. Enfin, nous sommes arrivés. C’était le premier jour des vacances ; nous n’avions pas sorti les bagages de la voiture que j’étais déjà en train d’investir la plage !
Jamais je n’avais vu l’océan ! Imaginez ! La mer à perte de vue ! Posées dessus, c’était plein de scintillations aurifères ! C’est comme si le soleil s’était saupoudré sur les vagues ; facétieux, il devait jouer sur leurs dos ou il baignait ses lumières ou bien, il tentait d’autres enluminures plus éblouissantes, plus abracadabrantes, plus sensationnelles ; j’étais son meilleur spectateur. J’aurais pu remplir mon seau en puisant tout cet or liquide ! Moi qui ne suis jamais allé plus loin que le fond du petit jardin de mon papy, j’avais l’horizon pour seul grillage…
Armé de ma pelle et de mon seau, je partis à l’assaut du rivage. Cette immensité avait quelque chose d’extraordinaire ; je connaissais le ciel, ses nuages, ses avions et ses oiseaux mais… cette plage ?... Il me semblait courir dans l’azur, et toutes les pépites de sel, autour de moi, c’était des étoiles brillantes posées sur mon chemin ! Je chassais les mouettes mais, pour me narguer, elles se posaient toujours un peu plus loin ! Je pouvais foncer jusqu’à l’horizon de la plage ! Mes parents étaient devenus minuscules ! J’étais fatigué sans avoir encore exploré tous ces mirages lointains qui m’appelaient ! Je courais à perdre haleine ; le vent de ma course remplissait mes poumons avec un air aussi brûlant qu’enivrant. Je voulais tout prendre, tout m’accaparer, tout dévorer du paysage ; c’était plus grandiose que toute mon imagination d’enfant. Quand je m’arrêtais, les battements de mon cœur allaient beaucoup plus vite que les vagues…
Ici, c’était une épave de vaisseau, avec ses quelques bouts de bois blancs enchevêtrés. Là, échouée sur le rocher, c’était une méduse toute gélatineuse avec des tentacules pendouillant. Ces quatre planches à moitié ensablées ? A coup sûr, c’était un coffre à bijoux de pirate ! Cette île, c’était mon île au trésor !... Une concrétion de galets me fit penser à une sirène paresseusement allongée ; j’écoutais ses chansons troublantes avec tous les rus des flaques de mer qui ruisselaient autour de son corps. Les dunes étaient ondulées comme si le vent y avait laissé ses empreintes de frissons ; tel un petit conquérant, je marchais dessus pour mettre les miennes à sa place…
Puis ce fut l’heure de rentrer parce que le soleil commençait à se baigner avec l’horizon. Quand il a pénétré dans l’eau, il s’est mis à rougir et tous les détails de la plage, de la minuscule brindille au dernier galet, se sont enflammés, le temps brumeux d’un effarouchement de pudeur. Les derniers fantômes de bateaux s’étiolaient lentement dans le panorama troublé…
Loin de notre appartement propret de banlieue, mon père m’avait grondé parce que j’avais ramené « tout le sable de la plage » quand j’avais enlevé mes souliers. Avec ses dires de sermonnaire inquiétant, à cause de moi, on serait bientôt ensevelis… Jusqu’à mon lit, il avait suivi les traces de mes pas en balayant la pièce, pour justifier ses prédictions…
Derrière les volets de notre petite location, on entendait les bousculades de la marée montante. Méthodiquement, les vagues s’abattaient sur la plage avec des lourds grondements de cataracte ; le ressac parachevait notre ambiance d’îliens en modulant les éclatements incessants avec des friselis de pétillements bouillonnants. Quelques secondes après, tout recommençait. J’avais le goût du sel sur les lèvres, du sable sous les ongles et des futurs plans de château-fort plein la tête. Ivre de la journée, de fatigue et d’air iodé, je m’endormais…
Collés sur les murs, il y avait des étoiles de mer baladeuses, des coquillages agrippés, des touffes d’algues aux chevelures bigarrées… C’était une nouvelle tapisserie posée dans ma chambre ? J’étais tombé dans les douves d’une de mes constructions médiévales, dans l’aquarium géant de chez Gamm Vert ?...
Comme s’il était invité, « tout le sable de la plage » s’installait implacablement dans la maison. Derrière la porte, mon père s’évertuait à balayer comme un forcené ; désespéré, il remplissait sa pelle et ses raclements sur le sol me faisaient terriblement mal aux dents. Sa figure était plus rouge que le soleil de l’horizon. Notre maison se remplissait comme un sablier renversé et j’étais prisonnier à l’intérieur. Le sable a commencé à dégouliner par la fenêtre ; il a violemment bousculé la porte et il a pénétré sans façon dans la pièce ! A force de réclamer le marchand de sable pour que je m’endorme, mon père ne pouvait plus refermer la porte ! Le niveau montait et les mouettes se moquaient de nous ! Les empreintes du vent étaient comme les côtes d’un affreux squelette qu’il aurait mis au jour ! C’était la marée montante le long des murs ; plus rien ne pouvait arrêter ce désastre ! Mon petit lit s’était mis à tanguer ! Au secours ! Je ne sais pas nager dans le sable des cauchemars ! J’écopais avec mon seau ! Je ramais avec mon râteau !...
Tout à coup, venue des profondeurs de la nuit, la méchante méduse a voulu m’attraper sur mon radeau ! Je sentais ses ventouses se coller sur mes épaules ; elle voulait m’enfermer entre les quatre planches, avec le trésor ! Elle me touchait le front et caressait ma joue pour savoir si j’étais appétissant ! Elle m’avait pris entre ses bras : j’étais perdu ! Comme la sirène alanguie des galets, elle s’était mise à chanter une chanson d’école et je la connaissais !... C’était maman, j’étais sauvé… Sur le pas de la porte, p’pa raclait sa pelle comme s’il avait fait le ménage toute la nuit… A travers la fenêtre, il faisait soleil, un grand soleil de petit vacancier…