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Le défi du samedi
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30 janvier 2016

LE MANUSCRIT PERDU (EnlumériA)

Ce dimanche là, alors que je déambulais aux puces de Saint-Ouen, quelle ne fut pas ma surprise de reconnaitre Lord au détour d’une ruelle encombrée d’antiquités douteuses et de curiosités venues tout droits des trente glorieuses, formica et meubles styles design. Cet affreux ne m’avait pas informé qu’il était à Paris.

Il se tenait à l’entrée d’une échoppe sombre et lugubre et semblait fort intrigué et fort occupé à regarder quelque chose qui semblait lui susciter un vif intérêt. Un gros homme solidement charpenté et à la moustache touffue s’approcha de lui. Le personnage semblait tout droit sorti d’un livre de Lewis Carroll.

Camouflé par la foule dominicale, je m’approchais également. Bientôt, je ne fus plus qu’à quelques mètres. Malgré le brouhaha et les lointains bruits de la circulation, je parvenais à entendre ce que disait le morse à forme humaine.

— N’insistez pas, monsieur. Je vous le dis et je vous le répète, ces broches ne sont pas à vendre.

Lord poussa un profond soupir. Était-ce du dépit ou de l’exaspération ?

Piqué par la curiosité, je fis quelques pas et lui tapai sur l’épaule. Il se retourna et grommela un « ah ! Quand même ! » de mauvais aloi.

Voyant ma surprise, il m’expliqua qu’il m’avait repéré depuis au moins cinq minutes en précisant que j’étais aussi discret qu’un chien fou à la queue casserolée dans une cathédrale.

— Qu’est-ce que tu cherches, exactement ? demandai-je. T’aurais pu me dire que t’étais à Paris.

Le mafflu s’était éclipsé aussi discrètement qu’une ballerine.

Lord me pris par le bras et m’entraina dans son sillage. Il était subitement question d’aller boire un verre. Il avisa un bar d’où s’échapper un swing électro-manouche déjanté. Il dénicha deux places au fond de la salle, juste à côté des trois musiciens. Il commanda deux bières, il fallait beugler pour s’entendre.

— As-tu entendu parler de la Pavane pour une Infante défunte de…

— Ravel.

— Je te parle du roman de Milos Rothman.

Je haussai les épaules, décontenancé. De quel roman parlait-il ? Je connaissais le morceau de Ravel, à part ça, je ne voyais pas.

— La Pavane pour une Infante Défunte* est un roman publié à compte d’auteur à la fin des années 70. L’auteur est mort fou à lier après avoir fichu le feu à sa maison. L’imprimeur s’est suicidé. Le libraire qui avait accepté de prendre le livre en dépôt a tué toute sa famille. Quand à ceux, assez rares, Dieu merci, qui ont lu le bouquin et survécu, ils ont développé une phobie des araignées proche de la panique. Voire du burn-out.

— Et alors ? dis-je après avoir sifflé la moitié de mon verre. Il faisait une chaleur à crever dans ce bouge. Le coup de l’œuvre maudite, c’est un peu éculé, non. Quel rapport avec l’éléphant de mer qui vend sa quincaille. Il a le bouquin ?

— Non, mais il a les broches.

— Je ne comprends rien à ton sabir. Tu cherches un bouquin ou des bijoux ? Ah ! oui. Tu veux t’agrafer un bouquin sur la chemise pour faire style je sais lire.

Je ne pus retenir un ricanement.

— Arrête, s’il te plaît, de te foutre de moi. Je parle sérieux, là. Le bouquin, comme tu dis, n’a jamais été réédité. Pire, il a carrément disparu de la circulation. Dans certains milieux, on raconte que le manuscrit se trouve encore quelque part ; qu’il n’a pas brûlé dans l’incendie. Mais pour ça, il faut d’abord retrouver les broches. C’est sérieux je te dis.

— Sérieux ? Toi ? Mais, t’es le mec le plus déjanté qui ait jamais vécu depuis l’inventeur du moulinet à rondelles. Qu’est-ce que tu veux en faire de ces broches ? Tu collectionnes les bijoux maintenant ?

Lord se gratta un sourcil avec un je-ne-sais-quoi de lassitude. Une sorte de mutisme venait de le frapper. Son regard scrutait quelque chose d’indécelable au commun des mortels. Au bout de quelques secondes interminables, il rompit son silence en commandant une seconde tournée. Le groupe attaquait une chanson de Caravan Palace. Le rire cristallin d’une femme éclata derrière moi. La vie continuait.

— Pour ce que j’en sais, dit enfin Lord, les trois broches renferme chacune un code, ou un message, je ne sais pas trop, permettant de retrouver le manuscrit original.

La serveuse déposa les deux bocks sur la table en m’adressant le plus charmant sourire qu’il m’ait été donné de voir. Mais l’heure n’était pas à faire du zérossisme**. Je me promis de revenir plus tard. Seul.

— Mouais. En attendant Big Moustache veut pas vendre. Il semble avoir été explicite. Peut-être qu’il en sait plus qu’il veut en avoir l’air.

— S’il en savait quoi que ce soit, il ne les exposerait pas dans une vitrine au fond de son boui-boui.

Lord me fixait avec ce regard inquiétant que je n’aimais pas. Un regard qui annonçait assez souvent quelque soudaine catastrophe ou lubie déraisonnable. Au bout de tant d’années, je connaissais le bonhomme. Il se leva, posa un billet sur la table et m’invita à le suivre en m’expliquant d’une voix blanche que tout à un prix. Même un brocanteur. Surtout un brocanteur.

Le morse nous lança un regard mauvais derrière ses petites lunettes. Tapi derrière une sorte de comptoir encombré de revues poussiéreuses, il tapotait sur une tablette. Un anachronisme dans cet univers d’antiquailles et de scories temporelles. Ça sentait le moisi et le tabac froid. Dans la pénombre, derrière le brocanteur, je vis l’objet du litige. Une petite vitrine accrochée au mur entre deux croûtes néo-impressionnistes. À l’intérieur, il y avait trois araignées finement ouvragées. Or, argent et vermeil. Du travail d’orfèvre. Les fameuses broches.

Lord recommença son palabre. L’autre ne bronchait pas, mais je voyais à sa lippe que mon ami commençait sérieusement à l’importuner. Lord énonçait des chiffres. Plus le morse se fermait, plus le chiffre augmentait. Je pris Lord par l’épaule et l’intimai de lâcher l’affaire. Le mafflu ne voulait rien entendre. À quoi bon user sa salive. C’est à ce moment que Lord sortit son arme. Une liasse de billets de 200 euros roulée avec un élastique. Comme dans les films. Une liasse moitié aussi grosse qu’un rouleau de papier toilette. Il la posa sous le nez du type. Stupéfaction. Son mégot lui tomba sur le paletot. Il jeta sa tablette sur les revues et s’empara du rouleau.

— Je connais le truc, marmonna-t-il. Un ou deux billets enroulés sur des morceaux papiers journal. On ne me la fait pas à moi, garçon.

— Comptez ! ordonna Lord.

L’instant d’après, nous sortions de la boutique. Lord tenait son trophée fermement serré dans ses bras croisés, bien emballé et scotché dans un sac en plastique.

Je n’eus des nouvelles de Lord que trois semaines plus tard. Il était de retour à Londres. Il téléphona sur le coup de deux heures du matin. Il tenait des propos incohérents. J’eus toutes les peines du monde à le calmer. Il se tut enfin et je n’entendais plus que sa respiration oppressée. Je m’impatientais.

— Eh ! Lord ! T’as vu l’heure ? Le décalage horaire entre Londres et Paris sans doute ? Tu me la copieras. Bon, alors ?

— J’ai retrouvé le manuscrit.

Sa voix tremblait.

— C’est super ! Et alors ? Ça raconte quoi ?

— C’est terrifiant. Il faut que tu viennes dès demain. Je ne supporterai pas de rester seul une nuit de plus. Demain. Je t’en supplie.

Sa phrase se termina dans un sanglot. C’est à ce moment là que la vie de Lord partit en vrille.

 

* Pavane pour une infante défunte

** Draguer en demandant le 06 de quelqu’un.

 

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Commentaires
R
superbe nouvelle à ne pas lire avant d'aller dormir ! ;-)
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M
Bien raconté en effet!
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M
Toujours aussi excellent ! Un manuscrit perdu qu'il vaut mieux ne pas retrouver si l'on ne veut pas se retrouver fou à lier (avec des fils d'araignée !!) BRRRRR !!!!
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B
Encore un moment bien agréable à te lire EnlumériA Pauvre Lord quand-même !!!<br /> <br /> <br /> <br /> Bravo et Merci beaucoup pour cette bien belle histoire
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C
C'est bien raconté, cela contient un brin de suspense, Un brin de déjanté, Un brin incongru, mais un brin qui sonne presque vrai, véridique!<br /> <br /> Je me suis régalée. ...et même pas eu peur !
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W
Ouf ! Nous ne risquons rien puisqu'on n'en trouve plus...
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V
Brr... ça ne donne pas envie de l'ouvrir! Alors, je la ferme :)
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