A quoi bon? (Clémence)
C'était un petit village tout endormi au coeur des Ardennes. Prêt à tomber dans l'oubli. Le glas sonnait plus souvent que le carillon. Et pourtant, un événement allait le sortir de sa torpeur. Le projet d'un amoureux fou de livres.
Le village se réveilla et s'ébroua. Les habitants ouvrirent les portes des granges et des appentis.
Les livres entrèrent dans la danse par milliers, surgissant des cartons et s'étalant sur d'antiques étagères et des tréteaux.
Je me rendis au village et partis à la conquête des librairies. Je fus vite prise d'un étrange tournis littéraire. Tous les genres étaient mêlés ! Je tentai une dernière visite. Quelques panneaux de carton incitaient le visiteur à serpenter d'une pièce à l'autre. J'obtempérai puis regagnai la sortie. Sur le comptoir bancal, un livre attira mon regard.
Couverture beige, titre en lettres rouges, un prix dérisoire sur la première page. Je sortis mon porte-monnaie et fourrai le livre dans mon sac.
Le soir même, je commençai la lecture . Je savourais, je me régalais, je dévorais. A l'instar du héros, parvenu à l'avant dernière ligne, je murmurai : « A quoi bon ? »
Je pris mon crayon et écrivis rapidement sur la première page: « Je le veux au féminin ». Je ponctuai de trois traits horizontaux, sans réplique.
Trois mois plus tard, j'entrai dans la vie active. Une quinzaine d'années de fonctionnariat en province. Et puis, par le plus grand des hasards, je fus prise dans le tourbillon des missions à l'étranger auquel s'ajoutèrent de grands chambardements sentimentaux.
Ce mode de vie m'amena à réduire mon bagage, à ne garder que l'essentiel. Essentiel dont faisait partie ce livre. Il m'accompagna et réalisa l'exploit d'un tour du monde.
Jusqu'au jour où, ayant atteint le seuil de ma retraite, je l'abandonnai lâchement.
Le temps était venu pour moi de faire ce que je voulais, comme je le voulais, si je le voulais. Je me posai dans le Midi et fis quelques brocantes pour meubler sobrement le vieux mas.
Le jardin devint une passion dévorante.
Jusqu'au jour où je répondis à l'invitation d'une ancienne connaissance. Une semaine à Porto.
Mon ultime promenade passa par la Rua das Carmelitas où la Livrario Lello ouvrait ses portes et offrait ses splendeurs et curiosités.
Poussé par la mienne, j'y entrai et pris plaisir à muser dans les allées, à me faufiler d'une salle à l'autre, à plonger dans l'atmosphère du haut de l'escalier majestueux. Dans une encoignure, une table minuscule. En équilibre instable, au sommet d'une tour de livres il attira mon attention. Je m'en saisis : couverture beige, écornée, traversée d'un titre en lettre rouges.
Je l'ouvris et lus sur la première page : « Je le veux au féminin »
Une autre main compléta, d'une écriture hachée : « Une folie »
Clémence.
L'Homme pressé – Paul MORAND – Gallimard 38° édition - 1941.