La ligne (Pascal)
Nous étions en plein océan, quelque part entre l’infini et le néant. Au rythme des faibles alizés, bercés par une houle légère, confondus entre le ciel et la mer, nous avancions à une indolente vitesse de croisière. Le soleil tiédissait les roofs, les ombres des affûts semblaient ondoyer sous les caresses du ressac, les pépites de sel constellaient les ponts ; seul le sillage autorisait au temps notre lente progression. Parfois dentelle, parfois cascade, parfois pétillement, parfois scintillement, il jouait les ourlets entremetteurs en embellissant le découpage rectiligne de l’étrave.
Des familles de nuages caravaniers traversaient l’océan ; ils nous accompagnaient avec leurs boursouflures extravagantes, leurs auras nébuleuses et leurs effets maquillés. A la blancheur de l’aube, à l’évaporation brutale de midi, jusqu’au rougeoiement du crépuscule, ils avaient aussi leurs reflets flâneurs qui couraient dans notre sillage. Les heures de quart succédaient aux habituelles corvées de pont, aux heures de repos et à la restauration de la cafétéria.
Pourtant, depuis quelques jours, il se murmurait dans les coursives les grandes festivités à venir. Le passage de la ligne était dans toutes les discussions. Les anciens se frottaient les mains, tout contents d’être les instigateurs de ce grand bizutage à venir. On promettait aux néophytes des supplices dignes de la colère de Poséidon. C’était aussi l’heure des règlements de compte vers les ego surdéveloppés. Les novices grandes gueules et m’as-tu-vu de tout poil étaient particulièrement soignés par les sauvages les attendant sur le champ des festivités, à la plage arrière…
C’était un véritable parcours du combattant, ce passage de la ligne. Il fallait affronter tous les corps de métier du bord. Du boulanger en passant par l’infirmier, du fourrier au coiffeur, des mécanos jusqu’aux artilleurs, chacun avait ses supplices et ses raffinements aussi grossiers que bon enfant. Pour obtenir le fameux diplôme, on devait succomber à ces traditions maritimes ancestrales.
D’abord, il fallait aller chercher sa convocation et ce n’était pas une mince affaire… C’est cachée dans le postérieur du vaguemestre qu’on devait la retrouver. Entre quatre planchettes, semblant de boîte aux lettres, aidé par quelques comparses affranchis, il avait encadré son fondement et l’avait copieusement badigeonné de confiture, de compote, de crème Mont Blanc et de tout ce qui pouvait traîner dans les cuisines. Un peu bourré, il descendait dans tous les postes et il réclamait les bizutés à venir s’enquérir de leur courrier. Quand l’appelé était confondu, il devait retrouver sa convocation, pliée en quatre, coincée entre les fesses du facteur. A genoux, les mains dans le dos, il devait s’exécuter sous les lazzis de tous les sauvages appréciant la manœuvre. En général, tout se passait bien malgré la délicatesse crue de l’épreuve. Du bout des dents, la fierté en berne et la figure maculée, le néophyte ramenait son carré de papier au milieu des rires généraux.
La punition devenait sévère pour les grandes gueules de tout à l’heure. La convocation était pliée en huit, en douze, en seize ! On oignait copieusement la boîte aux lettres avec tous les ingrédients possibles et inimaginables ! Refuser et c’était aussitôt la mise en quarantaine, les pires menaces, l’exécution capitale !...
On tenait le malheureux par les épaules et on le forçait pendant son œuvre de recherche ! On lui enfonçait la tête dans le cul du facteur, on la maintenait dans ce brouet infâme jusqu’à ce qu’il s’étouffe à moitié ! Souvent, le bout de papier n’était même pas en place ! Je vous jure. L’orgueil des uns et la faconde des autres se trouvaient mis à mal pendant cette persécution. Pourtant, après cette ganacherie barbare, cette humiliation sévère, ils en redevenaient presque humains, au moins le temps de la mission. Il faut dire qu’ils vivaient sous le joug du : « Alors, t’as bouffé le cul du vago ?... Toi aussi, t’es un lèche-cul !... Tu t’es régalé ?... C’était bon ?... Etc… »
Ensuite, dans les règles de l’art, le néophyte devait faire valider sa convocation auprès de chacune des spécialités du bord. Chez le boulanger, il avait droit au shampoing aux œufs, au grand déguisement farineux, aux bouchées de pain lourdement salé ; à l’infirmerie, c’était l’ample badigeonnage au mercurochrome, les bandages multiples, les épais pansements collés dans les poils, les plâtres emprisonnants. Notre infirmier avait même bandé ensemble les jambes de deux novices et ils devaient se balader comme ça, sur tout le bord, la journée durant. Chez le fourrier, c’était toutes les décorations de ses multiples tampons partout sur le corps comme des tatouages d’appartenance au navire. Chez le coiffeur, c’était la tonsure obligatoire ou le demi-rasage du crâne qui avait la faveur de sa torture. Il régnait dans les coursives une forme de folie hors du temps. En totale autarcie, le bateau continuait sa route, feignant ignorer ce bizutage d’anthologie. Certains se planquaient pour éviter l’orage, d’autres anticipaient leur calvaire. Ici, on criait, on courait, on jouait ; là, on se cherchait, on se cachait…
Etant de quart pendant les principales réjouissances, j’avais pu échapper à la plupart des châtiments les plus épiques. Toute affaire cessante, l’après-midi, les retardataires furent conviés à rejoindre la plage arrière pour participer à la cérémonie rituelle. Du plus gradé au simple matelot, nous étions tous en maillot de bain attendant notre torture…
Quand vint mon tour, je dus m’incliner devant Poséidon trônant sur la tourelle arrière, je dus baiser le pied d’Amphitrite (un connard de missilier). Déguisés, le vicaire, l’évêque, le juge et le pacha du bord m’observaient d’un air franchement condescendant. L’épreuve d’initiation symbolique commença. Le boulanger m’aspergea copieusement de farine ; enduit de sa poudre, j’avais l’effet recherché de la blancheur de la mort. Je fus conduit par les sauvages (des canonniers et des mécanos) jusqu’à la piscine confectionnée pour la circonstance. Dans l’eau glauque, on me purifia, on tenta surtout de me faire boire des tasses ; je reconnus un collègue de la chaufferie arrière qui me maintenait généreusement au fond mais j’avais du souffle… Enfin, renaissant, je fus expulsé du bassin. Ruisselant mais vivant, j’étais baptisé. Nous franchissions la ligne, l’équateur, on naviguait maintenant dans l’hémisphère sud. La tradition était respectée…