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Le défi du samedi
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3 janvier 2015

La cantine (Pascal)

Je me souviens… Je me souviens quand on avait pris ma voiture pour aller déjeuner ensemble à la cantine. Je m’étais débrouillé… Les autres étaient montés dans un autre véhicule et je m’étais empressé de t’inviter dans la mienne. Je crois bien que tu t’étais laissée faire… Je t’avais pour moi tout seul, le temps de cette excursion d’appétit, le temps de cet enlèvement consenti, le temps de traverser Toulon et ses encombrements de midi.

Si tu savais comme j’étais fier de te savoir à mon côté, à ma droite. Tout me paraissait si magnifique, de la journée grise jusqu’au clochard qui était venu quémander quelques pièces à notre fenêtre baissée, pendant le temps d’un feu rouge. J’aurais voulu lui lancer des pièces d’or, sans qu’il ait besoin de me remercier, juste pour te regarder t’étonner de ma bienveillance sans limite. J’aurais tant voulu t’impressionner en jetant tous mes atouts si fragiles dans tes yeux si bleus. Je voulais les voir s’illuminer autant que les miens pouvaient briller quand je t’admirais à la dérobée. J’étais un grand chevalier et j’avais toutes les bontés dans la circulation pour que tu remarques mes tonnes de mansuétude courtoise envers le monde environnant. Je roulais doucement.

Si tu savais comme j’ai voulu nous perdre dans la foule ; j’espérais des bouchons d’anthologie, des fins de grèves, des travaux, même des accidents, je l’avoue,  pour te garder plus longtemps prisonnière dans mon fauteuil de passagère.  J’aurais voulu faire le tour du monde pour rejoindre la cantine ; je voulais t’inviter au restaurant et réserver une table avec plein de fleurs des champs pour qu’elles jalousent tes yeux brillants de fin d’enfant… Même les feuilles décolorées des platanes, mortes, allongées, saignant le long des caniveaux leurs couleurs fanées avaient des auras de merveilleuse fourrure d’automne. Chaque passant, chaque automobiliste, chaque humain croisé avait quelque chose de merveilleux. C’est comme si je ne voyais que le meilleur en eux au travers de mes sourires planants.

Je me souviens de toutes les secondes de ce voyage de réfectoire. Même les bosses, les nids de poule, les retardataires piétons de trottoirs, sur des passages protégés étaient sujets à nos  amusements notoires. Nous étions dans le même fabuleux manège ! Si tu savais comme j’étais heureux ! Pour toi, j’aurais décroché tous les pompons !... Nous regardions le même paysage, nous allions dans la même direction, nous avions la même faim, le temps de cette escapade aux mille impressions !... Comme le gris valentin installé dans notre ciel depuis le matin n’avait pas encore de projets chagrins, j’ai abaissé le toit à la faveur d’un ralentissement pour que tu puisses goûter aux joies de rouler dans une belle décapotable. Je voulais que tu ressentes le plaisir d’être une princesse emportée dans son carrosse…

Une seconde, tu as été surprise de voir ce toit escamotable se ranger en douceur en dessus de ta tête jusque dans le coffre. Curieuse et intriguée, tu découvrais les nuages en regardant le ciel. On aurait dit une enfant dans un nouveau jeu en train d’en comprendre les couleurs et les senteurs. Protégée par le pare-brise, le vent ne pouvait refroidir ton intérêt. Tu admirais les étages supérieurs des immeubles, la cime des arbres alignés sur les trottoirs et tu écoutais l’ambiance bruyante des boulevards. Tu avais quelques émotions de voir l’immensité du tableau troublant et, en même temps, d’être vue par les acteurs de ce même tableau déroulant.

J’observais la moindre de tes réactions, je voulais tant te faire plaisir en déployant tout mon jeu. Je voulais tant faire briller quelque chose de neuf dans tes pupilles en me regardant mais, comme une enfant gâtée, tu étais trop intéressée par le paysage traversé. A ma façon, je t’offrais un tour de manège et tu en profitais sans discernement, comme quelque chose de soudainement naturel.

Même dans mon carrosse, j’avais les cheveux blancs… Je restais laquais à jamais… Pourtant, je me souviens, nos regards se sont croisés quelques fois ; c’était pour se faire croire qu’on admirait des paysages différents. Je ne pouvais pas t’admirer en continu, je conduisais… Et puis, la circulation était malheureusement fluide. Tout se passait trop vite. Un évènement comme celui-là, je voulais le graver d’éternité au milieu de ma mémoire. Je savais bien que cela serait, entre nous, la plus grande intimité qu’on allait partager dans ce monde. J’étais un héros sans gloire, un chevalier d’antan sans rien d’intéressant à déposer à tes pieds, un gueux sans miséricorde.

Je pourrais me rappeler de chacun des visages que nous avons croisés ! Tout était tellement surnaturel. Je flottais dans une dimension autrement plus authentique que mes rêves les plus audacieux. J’étais plus qu’un spectateur dans notre réalité. J’en étais l’instigateur, le créateur… Je n’arrivais même pas à parler ; je me concentrais sur ma conduite et mes envies irrépressibles de t’admirer se laissaient dévisager… Quiconque nous regardant aurait compris cette douce machination…

Je dévorais ton reflet dans la vitre du pare-brise pour que tu ne t’aperçoives pas de cette admiration déplacée. Ta peau était blanche, en retard de soleil ou en retard de sommeil, un peu anémiée, comme une feuille de courrier où rien de vraiment essentiel n’a jamais été encore épanché en folle passion. Les quelques grains de beauté décorant ta figure étaient comme des finauds panneaux indicateurs à la signalisation confidente de tes frissons amoureux. Ce n’était que ma traduction secrète mais elle me plaisait bien au moment où je la pensais. Je t’avais pour moi tout seul à l’audace de ma servile timidité conquérante. Je n’osais même pas te parler, j’étais un grand benêt de cinquante ans !...

Je crois que j’avais tellement de mots d’Amour à te confier qu’ils se bousculaient tous aux portes de mon palais comme des axiomes approximatifs… Je voulais tant allumer l’Etincelle dans les yeux de tes vingt-sept printemps… Tes cheveux, surpris par quelques jeunes tourbillons venteux, se plaquaient sur ta figure comme un masque blond transparent mais ténébreux mais d’un doigt, tu les rattrapais magiquement en mèches apprivoisées en les cernant derrière tes oreilles. J’adorais ce geste tellement féminin qui naissait naturellement à la faveur des gentils courants d’air. C’était la facture mirobolante d’un charme fou, un sortilège, et tu ne comprenais même pas l’impact foudroyant qu’il jetait sur moi…

L’affreux bâtiment de la cantine était déjà là. Du tocsin, mon cœur sonna subitement le glas. L’avalanche… l’ensevelissement… l’asphyxie… l’apnée… la mort… par l’arrêt du moteur… Je redevenais fantôme et l’illusion sublime s’estompait comme un rêve qu’on ne peut plus retenir. Si tu savais comme j’aurais aimé prendre ta main pour escalader les marches qui emmènent à la cantine…

Je me souviens…

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Commentaires
B
très beau texte Pascal <br /> <br /> Merci :-D
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N
Je ne dirai pas mieux que MAP ! Comme toujours, un plaisir de lecture !
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M
SUPERBE !!!! Un immense BRAVO Pascal !!!
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K
moi j'aime bien les grands benêts de 50 ans comme toi !!!! jolie histoire , homme sensible c'est beau et bien <br /> <br /> bravo bisous
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Q
C'est un très beau texte, et une très belle histoire - la passion est magistralement décrite. Ce voyage d'une minute a l'air gigantesque.<br /> <br /> <br /> <br /> Mais des femmes de vingt-sept ans peuvent succomber aux charmes des cheveux grisonnants, ce n'est pas impossible o;)))
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W
Les souvenirs et les regrets aussi, comme disait Catherine Allégret (ou un de ses nègres ?), mais pas mieux que toi...
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E
Souvenir en commun sauf que pour moi la différence d'âge n'est que de treize ans. Non, sérieux, tu sais que tu as un vrai talent, là. J'ai lu ça d'une traite, tranquille, aucun temps mort, la situation qui se dévoile peu à peu jusqu'à la découverte de l'impasse. Chapeau bas !
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V
Oser ou conduire... il faut choisir
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J
Tu crées habilement la scène, cela se lit comme on regarde un film.
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