Fais-moi un signe (EnlumériA)
Angelo contemplait l’album avec circonspection. Il venait de le trouver dans l’armoire sous une pile de ces vieux draps de toile brodés aux initiales de son arrière-grand-mère. « C. S. » Comme son écrivain préféré C.S. Lewis, sauf que là, il s’agissait de Catherine Skolarczyk, l’aïeule polonaise qui hantait encore les soirées de noël à travers d’antiques anecdotes racontées par Grand-Pa.
Angelo essuya une imperceptible poussière dans son œil gauche. Oh, non, pas une larme ; les garçons ne pleurent pas, les hommes encore moins et Angelo se situait à la frontière des deux mondes.
Grand-Pa ne raconterait plus jamais d’histoires ; inventées ou non. Grand-Pa était mort la semaine dernière et comme disaient ces adultes stupides : « Il est disparu. »
En bas, la mère et la tante d’Angelo s’affairaient à emballer ce qui était récupérable pour la famille ; livres, bibelots, un peu de vaisselle précieuse. Le surplus s’en irait chez Emmaüs.
La couverture de l’album était en cuir ouvragé représentant une scène orientaliste, probablement un souvenir du séjour au Maroc de Grand-Pa. Il était parti là-bas dès les premiers mois de sa retraite étudier des bizarreries soufies. Là-bas, il avait rencontré des chamanes capables de boire de l’eau bouillante, de marcher sur des braises ou encore d’embrasser des cobras sur la gueule sans se faire mordre. Il était comme ça, Grand-Pa, intéressé par toutes sortes de superstitions hétéroclites. Dans son dos, on se moquait un peu de lui, gentiment mais quand même. Un sacré plaisantin, Grand-Pa, un numéro, comme on dit. Les adultes ricanaient en se poussant du coude. « Il n’a pas dû fumer que du tabac, là-bas, hein. » Avec de grands clins d’œil appuyés. Ce que ça peut-être con, un adulte.
Angelo ouvrit l’album et y trouva ce qu’il s’attendait à y trouver, de vieilles photos défraichies. Un petit rire secoua les épaules de l’adolescent. Grand-Pa jeune, il était drôle avec ses cheveux qui lui tombaient jusqu’aux épaules. Oui, voilà, Angelo trouva ce qu’il devait trouver et puis ce qu’il ne s’attendait pas du tout, mais alors pas du tout à trouver. Une lettre. Oui, une lettre cachetée, comme dans l’ancien temps et qui plus est, adressée à lui, Angelo. Bon. Il l’ouvrit. Que pouvait-il bien faire d’autre. Et il lut.
— Qu’est-ce que tu fabriques, là tout seul, Angie ?
L’intrusion de maman le fit sursauter.
— Rien. J’ai trouvé un album photos de Grand-Pa avec une lettre dedans. J’étais en train de la lire.
Maman s’assit par terre à côté de son fils et demanda, toute ingénue, ce qu’elle racontait la lettre de son père.
— Et qu’est-ce qu’il raconte, ton grand-père, dans cette bafouille ?
Angelo prit un air buté.
— Mais, m’man. C’est à moi qu’elle est adressée cette lettre. C’est mon grand-père comme tu dis.
M’man ébouriffa la tignasse brune de son fils et dit :
— Oui, mais c’était aussi mon père, bonhomme. Allez raconte.
— Ben, c’est bizarre. Il dit comme ça que quand je lirais cette lettre, il serait mort mais que de là-bas — Angelo montra le passage à sa mère — Tu vois là, il a écrit «là-bas »… et que de là-bas donc, il nous ferait un signe.
Une petite moue ironique déforma le beau sourire de maman. Elle haussa les épaules et dit que Grand-Pa avait toujours été un peu farfelu, un peu barré tu sais.
— Pourquoi, tu dis ça m’man ?
— D’après toi. Ce qu’il a écrit n’a pas de sens. Là-bas, enfin. Il est mort, d’où veux-tu qu’il envoie un signe.
Angelo agita la lettre au-dessus de sa tête.
— Je sais pas, moi. De l’au-delà, de l’autre côté quoi.
— Allons, mon petit. Tu sais bien que tout ça, ce sont des contes de fées pour rassurer les enfants. Quand on est mort, on est mort. C’est fini, c’est tout.
— N’empêche que…
Maman s’impatienta.
— Allez, viens, dit-elle d’un ton agacé, arrête de raconter des conneries. On a eu assez d’un excentrique dans la famille.
Angelo se remit debout. Il hochait la tête, grommelait des paroles incompréhensibles. Cela eut pour effet d’énerver un peu plus sa mère.
— Quoi encore ?
— Il dit, là-dedans — Il continuait d’agiter la lettre sous le nez de sa mère — qu’il va nous faire un signe dès que j’aurai ouvert l’enveloppe.
Maman, les mains sur les hanches, toisa Angelo avec un petit air narquois.
— Oui. Ça fait au moins dix minutes qu’elle est ouverte cette enveloppe. T’as vu un signe, toi ?
Angelo ne répondit pas. Il regardait le plafond en pinçant les lèvres.
En bas, un bruit de verre brisé réveilla la maison. Tante Anna poussa un petit cri de frayeur aussitôt ponctué par un autre fracas. Comme des casseroles qu’on aurait jetées sur le carrelage de la cuisine. Les yeux de maman s’arrondirent de frayeur.
— Mais c’est quoi ce bordel ? Qu’est-ce que tu fous, Anna ?
Pour toute réponse, tante Anna se mit à crier de plus belle alors qu’un nouveau vacarme se fit entendre.
Derrière Angelo, les portes de l’armoire se mirent à battre et à claquer à toute volée ; toutes seules.
L’adolescent riait comme un perdu.
— Des conneries, hein ! Et ça, m’man, c’est quoi ? Un conte de fée ou la superstition d’un vieux fou ?
Évreux, le 8 octobre 2014.