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Le défi du samedi
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6 septembre 2014

Mektoub (EnlumériA)

Je connaissais Lord depuis la fin des années 70 et jamais je ne l’avais vu dans un tel état d’hilarité. Lord était de ces hommes réputés pour leur flegme. À peine hasardait-il un sourire discret, quoique dévastateur, lorsqu’une bonne plaisanterie avait l’heur de lui plaire. Et là, il se tordait de rire avec son bibelot à la main. Il put néanmoins reprendre son souffle pour me demander :

— A-t-on jamais vu un souvenir de vacances changer la vie d’un homme ? Non, mais je te le demande.

— Oui, justement, répondis-je, agacé par ce comportement inhabituel. Qu’est-ce que tu me demandes ? Et d’abord, quel est cet objet que tu manipules comme une poule qui aurait trouvé un couteau ?

Lord semblait se calmer un peu. Il prit place dans son fauteuil attitré et me montra l’objet en question. Une figurine en terre cuite représentant un dieu approximatif.

— Doria m’a rapporté ça de Crête. Il parait que cette… divinité – il prononça ce mot avec une moue blasée – changera ma vie si je le veux très fort. Non mais quelle blague.

Alors là, Lord venait de proférer la phrase qu’il ne fallait pas. Je pris place à mon tour, me servit un fond de porto et portai l’estocade.

— Elle a raison. J’ai la preuve irréfutable qu’un souvenir de vacances peut changer la vie d’un homme.

Lord posa la statuette sur le guéridon et m’observa avec circonspection. Son regard en disait long sur son questionnement. Depuis le temps que nous nous fréquentions, mon ami savait que je n’affirmais jamais quelque chose à la légère.

— Bon allez, quoi. Raconte.

— Tu connais Sébastien Lornac.

— Qui ne le connais pas.

— Tous les mélomanes connaissent son histoire, mais qui sait comment elle a commencé ?

Lord haussa les épaules. J’en profitai pour me mettre à l’aise et commençai mon récit.

 

« Sébastien était un garçon discret, trop discret. Il s’habillait comme un jeune homme de bonne famille, se comportait comme le gendre idéal mais on ne lui connaissait aucune liaison et n’affichait aucune passion particulière, à part peut-être une vague collection de timbres.

« Il menait une carrière sans histoire dans la fonction publique, vivait dans un deux-pièces sobrement meublé et gardait de temps à autre le chat de sa sœur lorsque celle-ci s’absentait plus de deux jours. Bref ! Rien de bien folichon. Jusqu’au jour où Sébastien eu l’occasion d’aller passer une semaine à Marrakech par le vecteur de ce qui équivalait à un comité d’entreprise dans le ministère où il travaillait.

« C’est là que son extraordinaire aventure commença. Je tiens cette histoire de ses lèvres mêmes. C’était la veille du retour. Il déambulait une dernière fois dans le souk lorsqu’au fond d’une boutique obscure, il découvrit le luth. Il n’avait jamais vu ce genre d’instrument ailleurs que dans des bouquins ou dans des reportages à la télé. Il le prit, le retourna en tous sens, comme fasciné par sa découverte. Il pinça une corde qui résonna d’une voix grave. D’une voix plus haute en couleur, le commerçant le lui proposa à 50 dirhams. Sébastien protesta qu’il ne voyait pas ce qu’il pourrait bien faire d’un tel machin, qu’il ne savait même pas gratter un accord sur une guitare et je ne sais quelle autre excuse. L’Arabe, fin commerçant, ne se démonta pas, trouva les arguments, souvenir de vacances qui décore un salon et voilà notre Sébastien de retour en France avec l’engin sous le bras. » 

 

— Et il l’a posé dans un coin sans plus s’en occuper aurait pu être la fin de l’histoire, observa Lord. Mais nous savons tous que cela ne se passa pas exactement ainsi.

— Non.

 

« Quelques jours après son retour, il se rendit à l’épicerie du coin, tenue par un vieux maghrébin matois et subtil. Il décrivit son acquisition à l’épicier qu’il connaissait depuis plusieurs années. Ce dernier demanda à voir l’instrument. Aussitôt dit, aussitôt fait. »

 

J’écartai les mains, sourire narquois aux lèvres, afin de ménager mon petit effet.

 

« Hassan – le vieil homme s’appelait Hassan – poussa une exclamation de surprise lorsqu’il vit le luth. Il le prit dans les mains avec des précautions d’orfèvre. Sais-tu, chuchota-t-il, que ce ‘oud est de la plus belle facture qui soit. Voyant l’air surpris de Sébastien, il expliqua qu’en arabe un luth était un ‘oud. Ah ! répondit celui-ci, je ne savais pas. L’épicier fouilla dans un tiroir, en sortit une carte de visite qu’il tendit à Sébastien. Va voir mon cousin Ali Abou Bakr. Il est professeur de ‘oud, rue Joséphine. Il t’en apprendra de belle sur cet instrument. Combien me dis-tu que tu l’as payé ? Choukrane Allah ! C’est un miracle.

« Ali Abou Bakr réserva le meilleur accueil à notre brave Sébastien qui n’en menait pas large. Il expliqua que son cousin lui avait dépeint l’affaire en deux mots. Ce ‘oud était un authentique Faroud Shehata, célèbre luthier égyptien dont la réputation avait dépassé depuis des années les frontières du Maghreb. Impensable qu’il ait pu se vendre à seulement 50 dirhams dans un sombre bazar du souk de Marrakech. Insensé !

« Sébastien allait prendre congé lorsque le professeur de musique lui dit qu’il reviendrait bientôt. Ce ‘oud t’a choisi. Tu ne peux pas échapper à ton destin. Le jeune fonctionnaire ne crut pas utile de relever la sentence. Il reprit son travail comme si de rien était et puis un soir, mû par un sentiment soudain, il pose le ‘oud sur sa cuisse et commença d’en caresser les cordes. L’instrument, totalement désaccordé, sonnait comme une gamelle et Sébastien en eut le cœur gros. Dès le lendemain, il se rendit rue Joséphine. Ali l’attendait. Il le fit asseoir, lui servit du thé et entreprit d’accorder l’instrument. Puis, sans prévenir, il posa le ‘oud sur les genoux de Sébastien, attrapa un autre luth qui attendait là et dit : je vais te donner ta première leçon. Bismillah ! Pose ce doigt-là sur cette corde ci. N’appuie pas. Voilà. Tiens, prends ça. C’est un plectre, une sorte de médiator qui permet de pincer les cordes. Fais sonner la note.

« Sans trop savoir pourquoi, Sébastien obtempéra et un son mélodieux enchanta la pièce évoquant la voix envoutante d’un violoncelle. Le professeur de musique prononça encore ce mot mystérieux : bismillah et dit : voilà la preuve que ce ‘oud t’as choisi. D’habitude, un débutant met plusieurs jours avant de tirer un son à peu-près propre de cet instrument. Et toi, tu réussis du premier coup. Tu as la baraka. »

 

Lord remuait dans son fauteuil. Il posa la question qui lui brûlait les lèvres.

— Tu veux dire que ce virtuose que tous les mélomanes admirent, ce génie de la musique orientale, a débuté ainsi, un peu comme par mégarde ?

— Exactement. Comme l’as dit Ali Abou Bakr, le ‘oud avait choisi Sébastien Lornac de toute éternité. Sans doute sous l’influence d’une Autorité supérieure, dis-je en levant les yeux au ciel.

Lord se pinça le nez du bout des doigts ; geste qu’il faisait souvent lorsqu’une chose l’intriguait. Il attrapa la statuette.

— Alors, si j’ai bien compris…

— Tu as bien compris ! Certains souvenirs de vacances peuvent changer la vie d’un homme.

 

Évreux, le 4 septembre 2014, 22 heures 27.

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Commentaires
J
Très beau récit, M. EnlumeriA qui nous emmène loin dans la rêverie... et qui m'explique pourquoi, depuis que je suis revenu de Venise avec un masque, je ne me reconnais plus dans les miroirs ! ;-)
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M
Joli passage dans mon Maghreb natal... (Qui par la consonnance des noms ressemblerait plutôt au Machrek de ton imaginaire...)<br /> <br /> Et la statuette ? Dès le début je l'ai imaginée comme une représentation d'un démon phallique. Aura-t-elle des pouvoirs ?
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N
Ah si tous les souvenirs de vacances pouvaient réellement changer la vie de celui qui le reçoit... Encore que... Il y a changer en bien et changer en mal, changer en mieux et changer en pire... Je me méfie des statuettes censées représenter des divinités :D A part ça, c'est toujours aussi agréable de te lire et - n'en sois pas fâché - ça fait aussi du bien de te découvrir loin de Damien et Kaelia ;)
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B
Merci pour ce texte si riche et magnifique ; et merci je suis allée voir sur google Faroud Shehata belle histoire en effet et son fils Maurice Shehata est considéré aujourd'hui comme le meilleur luthier en Egypte et l'un des meilleurs au Monde.<br /> <br /> Merci et si on me ramènes quelques souvenirs d'un voyage je verrai le cadeau d'un autre œil ;-)
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J
Ne le prends pas mal, EnlumériA, mais serait-ce peut-être possible d'abréger un tantinet la longueur de tes textes ? Je suis une farniente qui voudrait bien te lire, mais parfois c'est un peu impossible d'y accorder le temps qu'il faut. Il va de soi que je prends sans doute plus de temps pour tout saisir, parce que le français n'est pas ma langue maternelle. <br /> <br /> <br /> <br /> Just a thought.
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E
Faroud Shehata, luthier égyptien, existe réellement.
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W
Une histoire de ouf, cette histoire de 'oud !
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C
Tout y est : un instrument mythique, une prédiction mystérieuse, des effluves orientaux ( ou orientales, les deux se disent) un vieux marchand arabe, une musique envoûtante et un héros candide. <br /> <br /> Tous les ingrédients d'une histoire qui se dévore d'une traite sans aucun ennui.<br /> <br /> Bravo, Mister!
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K
j'adore cette histoire pour tout ce qu'elle contient de beau de magique et de vrai.<br /> <br /> le Luth instrument convoité et si beau qui produit un son bien particulier , est aussi précieux et beau que le violon stradivarius , du bois rare du savoir-faire , de l'amour en chaque instrument ! <br /> <br /> Alors le toucher et être touché par la grâce quelle chance inouïe<br /> <br /> bravo j'aime beaucoup ton texte<br /> <br /> amitié<br /> <br /> katyL
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