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Le défi du samedi
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2 août 2014

Participation d'EnlumériA

Slave Transportation (Cole Porter)

La caravane progressait lentement sur une large chaussée boisée. Étrange monde où l’on revêtait les routes de parquet ciré. Lorsque Damien s’était étonné de ce luxe absurde, Sandalphon s’était contenté de faire montre du plus grand dédain. Quelques instants plus tard, il avait pourtant expliqué à Damien qu’il n’avait encore rien vu tout en désignant les arbres qui bordaient la route. Des arbres rondouillards en forme de poire. Imaginez un culbuto perché sur une quille de bowling. Imaginez encore que les quatre bras du culbuto comportent chacun sept branches portant trois grandes feuilles roulées sur elles-mêmes à la manière d’un cornet. Tous les cornets sont orientés vers la route et frémissent au moindre bruit. Et pensez donc ! Si un moindre bruit réussit à faire frissonner cet étrange feuillage, pensez quelle gigue peut résulter du vacarme d’une caravane qui passe.

Pardon ? Que dites-vous ? Non. Aucun chien n’aboie, madame.

Bon revenons à nos arbres. Remarquez que derrière ceux-ci se cachent de grandes haciendas. Ce sont les riches propriétaires qui vivent là qui eurent l’idée de planter ces arbres afin de préserver leur tranquillité. Ce sont des arbres mange-bruit. Ils se nourrissent du bruit de la circulation et ainsi assurent le calme des riverains. Lors des grandes grèves de l’année du pudding, un silence terrible s’était abattu sur la contrée. Les arbres dépérissaient. Les riverains n’eurent d’autre solution que de venir tous les soirs jouer du tambour pour les sauver.

La caravane progressait vers le sud. Cheminement lancinant au rythme des grands yacks bleus qui tiraient des charriots chargés de coffres, de barriques et d’amphores. Sur le charroi, des voyageurs, ni pèlerins, ni vagabonds, ou peut-être un peu des deux, se cramponnaient à leurs baluchons en priant pour ne pas tomber tant ils étaient mal installés. Des gosses bariolés cavalaient d’un bout à l’autre de la caravane, quémandant ici et là des aumônes en psalmodiant de curieuses ritournelles sur un rythme ternaire. Là, au pied d’un arbre, un grand type à la barbe de bûcheron prenait des notes sur un calepin. Près de lui un vélo rutilant broutait tranquillement les hautes herbes d’aluminium cendré qui poussaient au pied de réverbères fatigués.

Damien chevauchait un mulet de Barbarie plutôt docile dont la seule fantaisie était d’exécuter un petit pas de danse chaque fois qu’il entendait le son d’une trompe ; ce qui était assez fréquent. Sandalphon montait une jument verte du plus belle effet et Orphaniel une rossinante cacochyme qui grinçait à chaque pas comme une vieille armoire.

— Il a au moins cent ans son canasson, railla Damien.

— Oh ! Si tu savais. Orphaniel la possède depuis qu’il est tout gamin. Il a fait sa connaissance sur un manège quand il avait cinq ans.

Dans un manège, vous voulez dire.

Sandalphon ricanait en catimini.

— Non, non, j’ai bien dit sur un manège. Au départ, cette bête était un cheval de bois.

Damien se renfrogna quelques instants, puis la curiosité l’emporta.

— C’est quoi, ce son de trompe qu’on entend ? À chaque fois que ça sonne, le mulet fait une embardée.

— Ce que tu entends, expliqua Sandalphon, ce sont les directives du Sayedh el Khofila. Suis-moi, tu vas voir.

Aussitôt, il talonna sa jument et partit devant au petit trot. Le mulet de Damien lui emboîta le pas séance tenante. Ils remontèrent la caravane jusqu’en tête. La jument de Sandalphon ralentit son trot pour reprendre l’allure amblée de la caravane. Il s’adressa à Damien.

— Ces animaux que tu vois-là, ceux qui ouvrent la marche, ce sont les dromaludaires. Ils servent principalement au transport des étoffes et des tapis. Leur allure souple et modérée assure un meilleur confort pour les étoffes qui sont assez sensibles sous nos latitudes. Quant aux tapis, tout le monde sait qu’ils ont un caractère exécrable.

Dubitatif, Damien se gratta le crâne. Il ne comprenait décidément rien de ce que le bateleur lui racontait.

— Que veux-tu dire par droma… ludaire ? D’abord, c’est quoi, un dromaludaire ?

Sandalphon le toisa du haut de sa jument d’un air sourcilleux.

— Un dromaludaire ? Mais… c’est une espèce de chalumeau. Tout le monde sait ça. Bon, regarde. Juste devant, le gros homme que tu vois conduisant le fardier à vapeur, c’est lui le Sayedh el Khâfila, autrement dit le maître de caravane. C’est lui qui fait danser ta mule. En fait, il souffle ses ordres dans un contrebasson à l’adresse des animaux. Les cornacs, eux, ne sont là que pour nourrir les bêtes et les panser chaque soir au caravansérail.

— Et les animaux comprennent ?

— Pourquoi ils ne comprendraient pas. Tu crois que ces bestiaux sont aussi limités que ceux de ton monde ? Souviens-toi du chat.

— Celui qui m’a fait passer.

— Non, celui du Pape, poil de morille.

Ils arrivèrent sur les berges du fleuve sur le coup de midi. Le soleil inondait le ciel de cruels rayons roses. Au sud-est, un second soleil, vert, émergeait d’un banc de nuages bas qui s’effilochait comme un incommensurable agrégat de barbe à papa. À quelques dizaines de mètres de l’embarcadère, des cabanes de rondins s’attroupaient autour de ce qui semblait bien être un temple. Celui-ci, chatoyait sous l’éclat des astres diurnes. Rose d’un côté, vert de l’autre, il ressemblait à une gigantesque pièce montée.

— C’est bizarre, ça. Deux soleils. Pourquoi ?

— Parce que nous sommes légèrement au-delà de l’univers étriqué d’où tu viens, fit une voix derrière lui.

Orphaniel venait de les rejoindre, sa rossinante grinçait de tous ses bois. Il adressa un signe mystérieux à Sandalphon et tous deux mirent pied à terre. Ils ordonnèrent à Damien de les accompagner et empruntèrent l’allée qui menait au temple. Sur le parvis quelques dizaines d’hommes patientaient. Certains marmonnaient d’étranges litanies, d’autres déroulaient des chapelets entre leurs doigts nerveux. Certains se tenaient debout, chancelants, boitillant ou trébuchant. D’autres, recroquevillés par terre, se tenaient les jambes comme s’ils avaient peur qu’elles ne prennent la fuite sans eux.

— Aujourd’hui, tu vas jouir d’un grand privilège, dit Orphaniel. Tu vas être le témoin d’une cérémonie rare. Pour ma part, je ne l’ai vu qu’une seule fois, il y a de cela bien des années.

— Et moi, seulement deux fois, ajouta Sandalphon. Mais c’est parce que je suis bien plus vieux que ce blanc-bec.

Damien voulut poser une question, mais le tintement cristallin d’un carillon raisonna. Il venait probablement de l’un des deux minarets qui encadraient l’édifice, mais allez savoir lequel. Tout paraissait si étrange dans ce monde. Les portes s’ouvrirent lentement. Il y eu un frémissement à l’intérieur, quelques lueurs dansantes, un lourd parfum d’encens, puis une procession s’avança au dehors. À l’intérieur, un piétinement saccadé racontait qu’un troupeau de cabris énervés caracolait et bricolait de surprenants pas de danse.

Damien compta treize prêtres, tous revêtus d’une chasuble mordorée à l’exception d’un seul, sans doute le père supérieur de cet ordre qui, lui, arborait une houppelande opaline et brandissait une crosse richement ouvragée. De lourdes capuches dissimulaient leurs visages. Ils s’arrêtèrent au centre du parvis et se placèrent en rang de six de chaque côté. L’archiprêtre se tenait au centre.

La foule qui s’était groupée pour assister à la cérémonie gardait maintenant le silence. C’est à peine si l’on percevait le renâclement d’un dromaludaire ou le mugissement d’un yack.

À l’intérieur du temple, le piétinement prenait de telles proportions qu’on aurait juré qu’une troupe de danseurs de claquettes s’en donnait à cœur-joie de l’abside au narthex.

De leurs côtés, les pèlerins ou les pénitents, Damien ne savait comment les nommer, s’avancèrent péniblement, ceux qui pouvaient encore marcher soutenant ceux qui n’en pouvaient plus. Ils souffraient et cependant un sourire de reconnaissance illuminait leur visage.

Les voyant s’avancer, l’archiprêtre poussa une longue plainte, jeta sa crosse vers le ciel comme l’aurait fait une majorette démente et se rua en gesticulant vers l’intérieur du temple. La foule acclama ce geste absurde comme s’il se fut agit d’un exploit. Les claquètements redoublèrent de fureur.

— Vous pourriez peut-être m’expliquer ce qui se passe, murmura Damien à l’oreille de Sandalphon.

— Ce que tu vois là, petit, c’est la Khalastri Ya Raafalah, la cérémonie de remise des chaises. Ces pauvres bougres, là, se sont tué les jambes en transportant les riches propriétaires dans leurs chaises à porteurs pendant des années. Alors, pour les remercier, mais aussi pour se faire pardonner d’avoir exploité ces gens, ceux-ci leur ont remis à chacun un jeton de chaise. Tiens ! Regarde ! Elles vont sortir.

Bizarrement, le claquètement s’était calmé. Un silence oppressant s’était installé. Au loin, une mouette cria. Puis tout à coup, une troupe infernale surgit sur le parvis. Damien ne parvint pas tout de suite à discerner quelle espèce de quadrupèdes hystériques pouvait frétiller comme ça. Quel sabbat, mes amis. En fait, son esprit rationnel refusait en bloc ce que ses yeux voyaient. Et pourtant, depuis son arrivée dans ce patelin, il en avait vu des absurdités. Mais là, ça dépassait les bornes.

Les éclopés rassemblèrent leurs dernières forces et se ruèrent à leur tour sur le troupeau tressautant. Chacun d’eux brandissait son jeton. Chacun d’eux s’efforçait de s’emparer d’un des quadrupèdes. Damien s’étranglait de stupeur.

— Mais bordel ! Qu’est-ce que c’est que ce cirque ! Mais ! Putain ! Ce sont des chaises. Ce sont des foutues chaises qui galopent partout comme si elles étaient vivantes. La vache !

Sandalphon crut bon de lui expliquer le but de la manœuvre avant qu’il ne succombe à une crise d’apoplexie. En fait, chaque chaise était équipée d’un monnayeur mécanique. Chacun des porteurs de chaises devait dompter une chaise en mettant son jeton dans le monnayeur. Celle-ci alors le reconnaitra pour maître et lui permettra de prendre place sur elle. Par la suite, elle le transportera le reste de ses jours, là où bon lui semblait, remplaçant ainsi ses jambes abîmées.

Damien grommela.

— Qu’arrive-t-il à ceux qui n’y parviennent pas ?

Orphaniel lui asséna une bourrade dans le dos.   

— Il vaut mieux que tu ne le saches pas. Allez viens. Tu ferais mieux de t’inquiéter de ce qui est arrivé à ta copine.

— Ah, oui, tiens au fait.

Orphaniel le regarda d’un œil lugubre en maugréant qu’il n’était qu’un jean-foutre.

Un peu plus loin, le cycliste, autrement dit le Narrateur, se caressait la barbe d’un air dubitatif. Il se disait qu’il commençait à aller vraiment loin, là.

 

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Commentaires
K
c'était le but !!!! yes !!!!!!!!!!!
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K
Nyak ouais alors !!
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J
Dis-moi, le petit dromadaire, avait-il un calepin ? Et était-il mécontent ? ;-)<br /> <br /> <br /> <br /> http://www.contemania.com/contes/Dromadaire_mecontent_Prevert.htm
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B
Ne t'inquiète pas trop je suis accro à ton histoire donc même si tu voulais que je sorte je lirai quand-même la suite de l'histoire tous les samedi ;-) <br /> <br /> <br /> <br /> Alors cela te fait plaisir au moins et en plus c'est sincère c'est quand-même encore mieux pour l'ego Non ?
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E
Non reste. Fais plaisir à mon incommensurable ego !
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B
Je trouve aussi que le narrateur va bien loin mais cela n'est pas pour me déplaire<br /> <br /> C'est brillant, quelle imagination, et comme toujours j'attendrai la suite avec une véritable impatience :-D
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W
Voilà qui me rappelle une expression usitée en Wallonie et qui déclare "Raconte ça au cheval de bois de Namur et il te filera une ruade !" :-)
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E
quelle énergie, bravo ! <br /> <br /> On m'a raconté une incroyable histoire<br /> <br /> Au point qu'elle en est difficile à croire<br /> <br /> Je la tien d'un copain qui l'avais entendu du frère de son voisin<br /> <br /> Ou le contraire je sais plus....http://www.youtube.com/watch?v=InSFE1Ynyps
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F
Tiens, c'est marrant, j'étais justement en train de me demander de quelle était la moquette que fume le Narrateur... :lol:
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K
il est drogué à l'écriture, il est écriture, il vit tout cela à fond je pense<br /> <br /> il est fait pour ces histoires 3D comme tu le dis
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N
En fait, l'histoire que nous raconte EnlumeriA depuis un certain temps maintenant, je la vois bien adaptée au cinéma en film d'animation 3D... Comme c'est très visuel à chaque fois ! (il faudra quand même lui demander à quoi il se pique avant d'écrire ! :D)
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K
tu l'as dit Nhand !! on voit les dessins , les personnages défiler avec la caravane !!
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N
Ah oui, le narrateur a raison, ça commence à franchir des frontières inattendues, mais c'est ce qui est passionnant et fait le charme de l'histoire ;). N'empêche qu'en lisant, j'ai eu l'impression d'avoir abusé de champignons hallucinogènes (ou d'avoir fumé je ne sais quel tapis), tellement les images se présentant devant mes yeux étaient insolites. Quelle imagination !
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K
en récompense une chaise pour ces pauvres bougres qui ont passé leur vie à porter les autres ! pas mal ! belle idée<br /> <br /> <br /> <br /> les tapis ont mauvais caractère je ne suis pas étonnée le mien se recouvre de poussière de fils de miettes tout le temps et il le fait exprès pour que je lui caresse le dos avec l'aspirateur!! il ADOREeeeeeee!!!!<br /> <br /> <br /> <br /> les arbres mangent bruit ça existe tout le long de nos routes !!<br /> <br /> euh ! au fait le grand type à la barbe de bucheron qui note tout me dit qq chose??!!!<br /> <br /> <br /> <br /> ce Damien quel jean foutre ! tu as raison! si je ne me retenais pas je lui mettrais une de ces claques dans le dos <br /> <br /> <br /> <br /> la narrateur n'a pas de cesse de nous étonner!<br /> <br /> bises
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