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Le défi du samedi
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26 juillet 2014

À propos d’Agnès (EnlumériA)

Le vieil homme reposa la clé à pipe sur l’établi. D’un geste nerveux, il fit tourner la roue de la bicyclette suspendue au pied d’atelier. Parfait. Le grincement désagréable avait disparu. Juste une histoire de roulement à billes récalcitrant. Mademoiselle Grivois pourra récupérer sa petite reine dès le lendemain matin. Il consulta la pendule. Il était l’heure de fermer boutique. Il sortit sur le pas de la porte, salua le père Larescousse qui revenait de chez le boulanger, baguette sous le bras et sourire édenté ouvert à tous les vents. Pour une fois, ce dernier s’abstint de citer Diderot, son auteur préféré et son obsession culturelle. En face, la mercière arrangeait sa devanture avant de fermer elle aussi. Elle lui fit un tout petit signe de la main, comme pour ne pas déranger. La pauvre souffrait d’une timidité maladive.

Au-dessus de sa tête, l’enseigne de métal entonna une lugubre élégie. Elle était aussi rouillée que les articulations du vieil homme. Le vent se levait, le ciel s’assombrissait et ces imbéciles de France Inter avaient encore annoncé de l’orage. Le troisième en une semaine. Putain d’été pourri.

Le vieil homme rentra et actionna le rideau de fer. Il n’était pas paranoïaque et ne craignait aucun cambrioleur, loin de là, mais le dispositif existait déjà lorsqu’il avait hérité du local, alors autant s’en servir. Il y avait seulement fait ajouter une fermeture électrique, seule concession à la fièvre technologique de ce début de siècle qui, n’en déplaise à Malraux, était mal parti question spiritualité.

Il monta à l’étage où se trouvait un petit appartement composé d’une cuisine, d’un salon petit mais douillet meublé d’une imposante bibliothèque qu’il appelait sa petite Alexandrie et d’une chambre donnant sur le château.

Il n’avait plus la télévision. N’en pouvant plus des inepties diffusées par cette fabrique à crétins décervelés, il l’avait balancé à la déchetterie. Pourquoi ne l’avait-il pas donné à Emmaüs ? Mais tout simplement parce qu’il ne voulait pas, de quelque façon que ce soit, participer à la déliquescence du monde.

Il avait, par contre, une chaîne Hi-Fi des plus performantes achetée à prix d’or et une discothèque abondamment fournie. Il introduisit le CD d’Agnès Obel dans le lecteur, se servit ce verre de porto que le médecin lui interdisait – que ce médicastre aille au diable –et s’installa confortablement dans son fauteuil de cuir aux accoudoirs élimés par des années de méditation. Le chat Virgile arriva sur ces entrefaites. Réglé comme du papier à musique, le chat revenait toujours de ses pérégrinations à vingt heures précises. Les rationalistes de tout poil affirment que c’est l’instinct qui induit ce comportement. Quels bourricots ! Le vieil homme, lui, savait que Virgile avait sous son pelage une poche secrète dans laquelle il dissimulait une montre de gousset et que c’était uniquement pour ça qu’il connaissait exactement l’heure du diner.

Le vieil homme était marchand de vélos d’occasion et il assurait, le cas échéant, le service après vente. Cela ne rapportait pas lourd, mais il s’en fichait. Ses besoins étaient modestes. Il avait embrassé ce métier un peu par hasard. L’opportunité s’était présentée et comme il ne savait pas trop quoi faire d’autre, il s’était dit pourquoi pas. Il venait d’avoir vingt-cinq ans. Revenant d’un périple sur des chemins de Katmandou qui avait mal tourné, il s’était retrouvé à Marseille, seul et sans un rond en poche. C’est en voulant retrouver le contrôle de sa vie qu’il avait appris qu’il était le légataire universel de l’oncle Théodore. Celui-ci lui avait légué ce local commercial, l’appartement et une modeste rente générée par un portefeuille d’actions dans l’import-export.

C’est en visitant le local que l’idée lui était venue. Il était pratiquement vide à part de vieilles caisses et deux affiches punaisées au mur. L’une représentait une sorte de savant fou montant un étrange vélocipède volant et observant le monde d’en bas à travers une longue vue. L’autre était l’affiche du film Thérèse Raquin de Marcel Carné. Sur le mur, un établi poussiéreux sur lequel étaient encore accrochés des outils rouillés. Le peu de lumière qui filtrait à travers la vitrine crasseuse lui fit soudain entrevoir un avenir ? Chose qui jusqu’à ce jour ne lui était guère familière.

— Vous êtes son neveu, c’est ça. Vous allez en faire quoi de ce taudis ? s’inquiéta un homme d’aspect chafouin campé devant la porte restée ouverte.

— Vous avez vu un film qui s’appelle Thérèse Raquin ? répondit-il. 

L’autre hocha la tête d’un air de le prendre pour un demeuré.

— J’ai lu le bouquin.

— Dans le film, l’amant de Thérèse, Laurent, rêve d’ouvrir un atelier de réparation de vélos d’occasion.

— Des vélos d’occasion, hein !

— Je ne savais pas quoi faire en arrivant ici. Et puis j’ai eu comme une révélation – Il montra les affiches – Vous voyez ces deux affiches, là. C’est un signe du destin.

Le type ricana. Il fit un geste de la main voulant sans doute exprimer du dédain et tourna les talons en marmonnant :

— Par la robe de chambre de Diderot, ce gars-là m’a l’air aussi allumé que son oncle.

 

en01en02

 

 

Le vieil homme se servit un autre porto. Son affaire n’avait pas si mal démarré et il s’était rapidement lié avec les commerçants du quartier. Au fur et à mesure, il s’était assuré une petite clientèle et la vie se déroulait tranquillement. Jusqu’au jour où elle entra dans l’atelier. C’était par un bel après-midi d’automne. Elle se plaignait d’un pneu crevé. S’il pouvait faire quelque chose tout de suite, elle était pressée. Poser une rustine lui prit un instant, tomber amoureux fut l’affaire de quelques paroles échangées et d’un sourire en guise de remerciement. Dans les jours qui suivirent, il guettait son passage. Elle revint. Pour retendre la chaîne, changer les câbles de freins, pour discuter un peu parfois. Mais cela n’alla jamais plus loin. Elle était la fille du pharmacien de la rue de Strasbourg. Un jour, il apprit qu’elle s’était fiancée à un jeune conseiller municipal très en vue dans la bonne société nantaise. D’après la photo qu’il avait vu dans Ouest-France, c’était un chevalier d’industrie aux yeux de rhodoïd, engoncé dans un triste costume gris et dont la cravate évoquait irrésistiblement la laisse d’un chien au service de ses maîtres. Il la revit une dernière fois sur le parvis de la cathédrale Saint-Paul, un soir de Noël. Elle était au bras de son mirliflore et dans la foule des grands jours, elle ne le reconnut pas. Il l’avait aimé au-delà de toute raison mais qu’avait-elle à faire d’un pauvre réparateur de bicyclette.

Les années passèrent gentiment, et un jour, il s’aperçut que cet amour foudroyant n’était plus qu’une anecdote sans importance qui disparaîtrait avec lui. Alors, pour combler cette vie sans passion, il s’était inventé un rôle dans un autre univers.

 

Chaque soir, il couchait sur le papier ses rêves et ses cauchemars, ses illusions perdues et ses peurs les plus abjectes. Il s’était fait le démiurge d’un hypothétique au-delà, l’Autre Rive, qu’il peuplait soir après soir de personnages pittoresques vivant d’étranges aventures.

 

D’abord, il y avait Kaelia, sa préférée. Elle croyait qu’elle avait été une certaine Eva dans une autre vie. Et puis le capitaine Charles D. Ward, allusion au roman de H.G. Lovecraft, l’Affaire Charles Dexter Ward. Ce vieux fou courait après une inaccessible perle noire nommée Maora à l’instar de cet autre marin en quête de la toison d’or. Damien, le neveu du capitaine, une espèce de jean-foutre qui ne se préoccupait que de lui-même et qui s’était forgé une superstition personnelle au sujet de supposées lettres dans la paume de sa main. Zéphyrin Sépulcre et son humour vaudou. Sandalphon et Orphaniel qui s’étaient invités sans prévenir. Et enfin Kêrys, la cité inaccessible des légendes celtiques. Un nouvel Eldorado, une improbable Atlantide qu’il visitait parfois en rêve lorsqu’il avait un peu trop poussé sur le porto.

Le vieil homme n’avait décidément pas de besoin de la télévision et de ses rêves préfabriqués. N’était-il pas le Narrateur, celui qui observait le monde d’en bas à l’aide de sa longue vue. Même si, depuis quelques temps, ses personnages lui échappaient ; comme s’ils avaient acquis, au fil du temps, une existence propre.

 

Le CD était terminé. Virgile s’impatientait. Il était peut-être temps de diner après-tout. Il se resservit néanmoins un autre porto. Qu’avait-il à faire des recommandations stupides du toubib. Il abrégeait sa vie ? Et alors ? Pour ce qu’elle valait. Et puis qui sait, peut-être existait-il un au-delà où une seconde chance lui serait offerte. Une autre rive où Agnès ne rencontrerait pas un conseiller grisâtre et où elle le remarquerait, lui, le réparateur de bicyclettes.

 

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Commentaires
K
sa voix, sa beauté ont fait de lui un écrivain enflammé ! oublié les autres personnages<br /> <br /> seule Agnès est là , qui pourrait rivaliser avec elle ??! elle est épatante et si talentueuse<br /> <br /> attendons la suite avec lui on va de rebondissements en rebondissements <br /> <br /> asseyons nous !!
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K
normal Nhand Agnès l'a porté aux cieux !!!
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N
Ah, j'en ai bu du "Riverside" d'Obel, jusqu'à la lie ! J'en ai usé mes oreilles, et même mes doigts sur le piano, tentant tant bien que mal de reproduire ce que j'entendais sur le MP3 (non, je n'ai pas de CD), sauf que je chante un peu moins bien quand même (interdit de se moque, hein !). <br /> <br /> <br /> <br /> De tout ce que j'ai lu de toi, il me semble que ce texte est l'un de ceux que je préfère.
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M
P.S. Apparemment la vidéo d'Agnès Obel n'est plus disponible ... Dommage !
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M
Oh c'est très fort d'avoir ainsi rattaché la vie monotone de ce réparateur de bicyclettes<br /> <br /> à celle du créateur de tous les personnages dont les aventures nous ont passionnés précédemment !!! Excellente idée !!!!!! Un grand bravo EnlumériA !!!
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B
excellente histoire et en musique en plus intéressant choix <br /> <br /> Agnès à la voix surprenante <br /> <br /> <br /> <br /> Merci pour ce bon moment du lecture en musique
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F
Et bien en voilà un récit surprise !! J'ai beaucoup aimé, et je confirme l'impression du vieil homme : quand on écrit, nos personnages finissent par acquérir une vie propre et par décider tout seuls de ce qu'ils vont faire !! Les miens échappent toujours à mes synopsis...
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V
Superbe histoire d'un amoureux des belles voix...
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K
ah ! Agnès OBEL aux doigts de fée, au timbre de voix d'un rossignol , oui pourquoi le vieil homme ne rêverait-il pas d'elle ?<br /> <br /> elle au moins est réelle et belle !<br /> <br /> ce vieil homme peuple sa vie de ses personnages, de belle musique accompagnée d'un doigt de porto et il a un chat avec une montre à gousset sous ses poils ! c'est pratique !!<br /> <br /> son monde a de belles références littéraires au passage<br /> <br /> ce vieil homme est bien sympathique
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J
J'adore cette musique, elle est superbe. Merci beaucoup pour la découverte !
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