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Le défi du samedi
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28 juin 2014

Participation de Nhand

LA NESSIE DE PAPA

 

Elle était belle ! Tu t'en souviens, comme elle était belle ? Avec sa chevelure rousse toute en volume qui aurait fait de l'ombre aux bimbos shampooinées des publicités pour L'Oréal ; avec sa taille de guêpe un peu folle sur les côtés, un brin coincée au milieu ; avec son mètre soixante-dix-huit qu'étiraient davantage encore ses escarpins Charles Jourdan ; avec ses dents si blanches que maman, verte de rage et de jalousie, la surnommait Denivit ; avec ses yeux si clairs qu'on aurait dit qu'elle les avait beaucoup trop souvent nettoyés à l'eau de chagrin... Ah non, c'est vrai, parfois c'était aussi à l'eau de joie, à l'eau de rire. Surtout quand elle avait forcé sur l'eau-de-vie.

Elle était belle ! Elle était grande, élancée ! Elle était classe, élégante, chic ! Une vraie hôtesse de l'air au bras de papa qui, du coup, se prenait pour un commandant de bord alors qu'il ne savait commander rien d'autre que sa bande des sept clampins à l'usine, et, le dimanche midi, son habituelle assiette de raviolis maison chez le rital. D'ailleurs, je me demandais ce qu'une prout-prout de la Rive Gauche avait pu trouver à un père de famille plan-plan du quatre-vingt-douze, qui se calait un rendez-vous avec son autorité le lundi à huit heures pour se décommander à huit-heures et quart. Tu te souviens, on grimpait à tous les rideaux, parce qu'on savait que les menaces de papa n'iraient jamais plus loin que le bout de sa moustache. Et elle, ça la faisait glousser comme une poule de Bresse cinq étoiles.

Elle était rayonnante, solaire, même que ses lunettes noires Christian « Dehors » peinaient à évincer l'éclat de son regard lumineux.

Elle était raffinée, intelligente, érudite, savante, elle employait des mots tarabiscotés, des substantifs, des verbes, des adjectifs, des adverbes, tirés d'on ne sait quel dictionnaire, fabriqués avec ces consonnes et ces voyelles surcotées qui rapportent gros au Scrabble. Elle lisait Sartre et Beauvoir comme maman se piquousait à Stone et Charden. Elle parlait de Sand et Chopin comme maman découpait des photos de J.R. et Sue Ellen dans Télé-star. Elle s'habillait en Balmain comme maman portait les vieilles blouses héritées de sa mère.

Il en était dingue, papa, mordu jusqu'à l'échine qu'il courbait sans demander son reste. C'est que ça le changeait de la Folcoche acariâtre qu'était déjà devenue bobonne à quarante piges. Tu te souviens qu'il était fier comme un pigeon gonflant son jabot le jour où il l'avait emmenée au bal des soixante ans de Paulette ? Les René, Raymond, Roger, Norbert et autre Marcel n'en pouvaient plus de baver comme des stylos bic en fin de vie. Ah, il l'aimait, Ness ! De toutes ses dulcinées passagères, elle était de loin la plus aznavouresque des Vartan farmerisées – c'est incroyable qu'il n'ait honoré que des rouquines à part maman –, toujours la plus belle pour aller danser. Pour aller n'importe où, en réalité. Y compris pour aller dormir. Il l'aimait ! Ah ça, il l'aimait ! Bien plus que ses trois maisons, ses trois enfants, ses trois gros chats, ses trois gros chiens réunis de Cadet Rousselle de la banlieue sud ! Bien plus que son Ricard du soir ou sa collection de nymphalidae naturalisés, c'est dire ! Il lui aurait décroché la lune, dégazé Jupiter, ramené les anneaux de Saturne sur un coussin de velours pourpre, sauf que ça ne l'a pas intéressée, elle, de se démademoiselliser pour un petit contremaître en plaqué or...

Elle ne se sera pas enracinée longtemps aux fourneaux de la cuisine Cagivo – euh, Vogica, pardon – flambant neuf que papa avait fait installer spécialement pour elle dans la maison de Bourg-la-Reine. Non, la pouliche a finalement choisi le roi du faste, un étalon périmé, lourd et bedonnant de lingots, qui lui a proposé de venir poser sa selle chez lui, à Saint-Cloud. Tu t'en souviens ? C'est ainsi que s'était refermée la parenthèse enchantée.

Pourquoi te raconter tout ça et revenir trente ans en arrière ? Parce que je l'ai revue, Ness, figure-toi. Oui, oui, pas plus tard qu'il y a deux jours, alors que je traînais ma carcasse de vélibeur du week-end sur les quais de Seine. Entre un manège blindé de bruyants chérubins et un kiosque à souvenirs pour touristes en Birkenstock, se dressait une camionnette ambulante devant laquelle des grignoteurs de l'après-midi faisaient la queue pour une cannette à trois euros cinquante, un cornet de glace chargée en colorants chimiques ou une crêpe caoutchouteuse dégoulinant de Nutella. C'est à sa voix – non à son apparence – que j'ai reconnu la marchande... Le choc ! Je me suis rapproché, l'air de rien, afin de vérifier que mes tympans n'étaient pas si emmiellés. Mais oui, c'était bien elle, la Nessie de papa ! Dieu qu'elle a morflé... Bardot a carrément mieux traversé le temps qu'elle ! Par ailleurs, quel laisser-aller ! Plus de chevelure rousse toute en volume mais à la place une tignasse hirsute, blondasse et grasse, que même Birkin aurait reniée ; la taille de guêpe d'autrefois n'était plus qu'un ventre d'éléphante qu'accentuait mal un affreux tablier grisâtre ; le sourire, jauni par trois décennies de tabagisme, donnait l'impression qu'elle avait depuis des lustres troqué le Denivit contre la moutarde Marque Repère ; les lunettes noires ressemblaient à ces contrefaçons vendues à la sauvette aux abords de certaines bouches de métro et ne laissaient désormais rien paraître de son charisme perdu. Je crois que son mètre soixante-dix-huit a dû en prendre un sacré coup également, à en juger par son dos voûté, ses épaules affaissées, son cou triplement ratatiné. De là où je me tenais, aucune possibilité d'entrevoir ses chaussures, mais il ne devait plus être question d'escarpins prestigieux – j'imaginais plutôt des espadrilles grossièrement tissées, dénichées chez Babou.

Si papa l'avait vue, la malheureuse... Direct la civière, l'ambulance, la Pitié-Salpêtrière... Puis le cercueil, le corbillard et le Père-Lachaise ! Ou alors, grognant dans sa barbe – c'est comme si je l'entendais –, il aurait lâché sur un ton dégoûté, écœuré, malgré son sourire de gentil niais : « maintenant, j'en ai la preuve, Nessie est bel et bien le surnom d'un monstre, qu'on n'essaie plus de me persuader que ce monstre n'existe pas ! »...

Elle était belle, pourtant ! Tu t'en souviens, comme elle était belle ?

Comment ? Non, elle ne m'a pas reconnu. Mais ça, c'est uniquement parce que je n'avais que neuf ans la dernière fois qu'elle avait eu affaire à moi !

 

Nhand

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Commentaires
P
C'est impressionnant, cette balade dans le temps ! On dirait un savant réglage de compte ! Je suis resté "intéressé " par l'aventure du début à la fin: c'est rare... J'ai bien aimé.
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M
Alors là c'est fort de NESS qu'a fait ta plume entre enchantement et déchéance !!!<br /> <br /> Un texte pavé de "pub" savamment distillées ... "baver comme des stylos bic en fin de vie" Excellent ! Un grand Bravo Nhand !
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B
Quelle histoire ! et si bien écrite ! moi aussi je te donnerai un 20/20 ;-)<br /> <br /> <br /> <br /> Bravo Nhand
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K
je confirme ce que dit célestine ♪♫
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N
Mais je pense, Célestine, que tout est susceptible de nous faire réfléchir à la vie ;) <br /> <br /> Je dois admettre que je ne vais pas bouder mon plaisir quand les maîtresses du site apprécient. <br /> <br /> Merci à toi
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C
Un vrai morceau d'anthologie, ce texte magistral et lumineux.<br /> <br /> De quoi faire réfléchir à la vie, et se dire que l'on a tous en nous quelque chose de ...té, Nessie!
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L
Une Nessie admirablement croquée, Nhand! Une histoire réaliste qui nous montre l'envers du décor ou comment les rêves s'envolent en fumée! Tu as le sens de la description et je le découvre avec grand plaisir; je ne connaissais de toi (mais depuis bien longtemps!) que le poète. Je sais maintenant que tu es aussi conteur et, pourquoi pas, écrivain un jour?..<br /> <br /> Bises,<br /> <br /> Lorraine
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K
oui c'est vrai cela aussi existe !
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E
Du temps les outrages, dit-on. E pourtant, un jour, j'ai rencontré le cas contraire. Le petit boudin adolescent était devenu une quadragénaire de rêve. Comme quoi tout existe !
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J
On ne peut pas trop la blâmer, Nhand, tu es maintenant un grand garçon qui écrit de beaux textes. ;-)
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K
très bien raconté Nhand ce sujet t'a bien inspiré<br /> <br /> <br /> <br /> écoutes j'ai vécu du similaire au masculin, il était devenu gris, sale, débraillé , ventru<br /> <br /> et le pantalon sur les godasses !! et pourtant jeune quel bel homme il était !<br /> <br /> tenue en jogging délavé !! bref ! un beauf!!<br /> <br /> <br /> <br /> mais tu as si bien raconté que ton récit vaut un 20/20 !<br /> <br /> bisous
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V
la féminité en prend une claque !!
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V
Seulement trente ans pour faire d'une anguille, une baleine? Putain... ça fait peur!<br /> <br /> Une description truculente, Nhand!!
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E
J'aime les jolis petits cailloux en italiques que tu as semés dans ton texte! Belle tranche de vie : on pourrait en faire un court-métrage!<br /> <br /> Sourire d'Ep'
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F
Waow, quel retournement de situation !! Comme quoi la beauté du corps n'est qu'éphémère si celle de l'esprit ne l'accompagne pas...
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