Participation d'EnlumériA
Chloé et les pirates (à lire en musique)
Le capitaine Ward rongeait son frein dans la cabine obscure. En fait, il ruminait sur sa propension à monter des plans foireux. Il se servit un verre de cet hydromel à la saveur étrange de banane au piment d’Espelette. Il claqua la langue après la première gorgée. Ah non ! Ce coup-ci, ç’avait un arrière-goût de fond de veau à l’huile d’olive. Ce truc de sauvage n’avait jamais la même goût, mais une chose était sûre, cette potion ne lui procurait plus d’hallucinations. Il se remémora le premier soir, à l’auvergne du Palefrenier Narquois.
Par la barbe du Prophète !
Il n’avait pas fini le second verre qu’il courait déjà comme un dératé sur la plage avec un nain jaune et un joker rouge aux trousses ; deux olibrius chevauchant des otaries en soutane et crosse d’évêque. Il avait réussi à échapper à ses poursuivants en se réfugiant derrière un stand de tir à la moulinette qui se révéla plus tard une banale cabane de pêcheur. Pour finir, il s’était laissé enfumer par un crabe dorée bavard comme un phonographe qui lui proposa une place en tribune au grand spectacle du monstre en échange de sa casquette.
Le capitaine reposa son verre vide sur le bureau. Sans sa casquette, il avait l’impression d’être à poil. Ah ! Il l’avait eu sa place en tribune. Parlons-en ! La tribune en question, c’était une nacelle plantée sur un mât à une dizaine de brasses du rivage. Il avait été dépouillé et jeté en pâture à un dinosaure d’opérette par une dame patronnesse qui s’était mise à tambouriner sur des bongos comme pour rameuter toute la monstrerie du quartier.
Bongo Pinot ! C’est comme ça que le crabe l’avait appelée. Et les deux autres macaques qui étaient venus le tirer d’affaire ne valaient guère mieux. Les deux types s’étaient approchés du mât quelques instants après que la Bongo Pinot ait disparu dans une chaloupe rafistolée de partout qui semblait flotter de par la seule volonté du Saint-Esprit. Pas comme les deux types qui étaient arrivés en jet-ski. Un grand chauve à l’air maussade et un petit râblé coiffé d’un borsalino. Ils s’étaient présentés comme John Locke et Eliot Ness, de Locke-Ness Agency.
« Ben voyons », avait répliqué le capitaine. « Et moi, je suis Angus Young, le guitariste d’ACDC ».
Le grand chauve, malgré son air un peu perdu du gars tombé d’un avion, paraissait le plus malin. L’autre, avec son chapeau ridicule, ressemblait à un contrôleur du fisc un peu borné. Ce dernier lui avait ordonné de lui montrer ses mains. Il avait ensuite secoué la tête d’un air dépité.
— Il n’a pas la marque. »
— Tant pis ! On l’embarque quand même. » décida le chauve.
Ils avaient promptement chargé le capitaine sur leur engin. Quelques instants plus tard, ils montèrent tous les trois à bord d’un chasse-marée encalminé au large de Yemanja.
— Vous vous êtes fait arnaquer comme un premier communiant par la joueuse de bongos et son crabe apprivoisé, affirma John Locke.
— Il n’y a pas plus de monstre que d’oiseaux sous mon chapeau, enchaîna Ness. La Bongo Pinot a étouffé votre montre en or et votre médaille de Saint-Clément. Elle fait le coup à tout le monde. Si vous voulez, on peut vous aider à vous venger.
Le capitaine haussa les épaules. Ses bijoux, c’était du toc.
— Oui, pour les breloques, c’est pas grave. Je dois retrouver quelqu’un. Une femme.
Autour d’eux, l’équipage, une bande de pirates, s’enlisait dans un ennui pesant. L’absence de vent rendait les matelots nerveux. Certains jouaient aux cartes, aux dés ou bien s’affrontaient au bras de fer. L’un d’eux cracha son jus de chique au pied du capitaine. Un autre tenta d’excuser le geste de son camarade en expliquant que ce dernier était né de père inconnu et n’avait jamais bénéficié d’une assistance psychologique.
— Ouais, fit le capitaine en faisant un pas de côté. De père inconnu et de mère trop connue, hein !
— Venez, dit Locke. Allons dans la cabine de feu le capitaine Marshal.
La cabine était spacieuse et bien rangée. Elle sentait le cuir, le tabac et la cire d’abeille. Ness raconta comment le capitaine Marshal s’était noyé un soir en revenant de l’auberge après une soirée passée à picoler en l’honneur de Tonton Macroûte.
— Mais, je vois que vous êtes vous-même capitaine, dit Locke. Si vous voulez du travail, le poste est vacant. Vous cherchez qui exactement ?
— Elle s’appelle Maora, Maora Jackson. C’est une métisse d’environ trente ans, belle comme un diamant noir. Je sais qu’elle vient souvent faire du biseness dans la région. Elle traine tout le temps avec une grande blonde, genre walkyrie.
Ness poussa Locke du coude.
— Cette Maora, ça serait pas celle qu’on raconte qu’elle passe dans l’En-Deçà pour y magouiller des trucs pas clairs.
— Ouais, ça se pourrait bien, répondit Locke en reniflant. Et pourquoi vous voulez la retrouver cette sorcière ? Mais attendez ! Me dites pas que vous venez de…
Le capitaine hocha la tête.
— Non, sérieux ! C’est vrai ? Vous avez fait comment pour arriver là ?
— Comment, c’est une longue histoire qui a débuté dans les Caraïbes… Quant à savoir pourquoi, disons que c’est mes oignons.
Le capitaine se sentait chez lui dans cette cabine. Depuis le temps, il avait eu le loisir de poser ses marques et de se faire oublier des deux croupiers en faisant courir le bruit qu’il avait filé avec l’estafette mensuelle par l’intermédiaire de ce vieux briscard de Zéphyrin Sépulcre. Depuis combien de temps exactement était-il là ? Deux ou trois semaines, un mois ? Aucune idée. Ici, les choses n’étaient jamais ce qu’elles paraissaient être. La seule certitude, c’était qu’il lui fallait absolument retrouver Maora avant qu’il ne soit trop tard. En attendant, il s’occupait comme il pouvait. Il avait accepté le titre de capitaine de la Stella Lucia. Les matelots lui en savaient gré. Ils étaient bruts de fonderie mais relativement malléables pour qui savait les prendre. Le capitaine Ward ne débutait pas dans la fonction. Pour qui avait eu sous ses ordres la fine fleur de la filouterie caribéenne et les moricauds les plus déjantés des Antilles, l’affaire était aisée. En attendant, il s’était régalé de sa revanche sur la Bongo Pinot qui, non contente de l’avoir dépouillé, avait poussé le culot jusqu’à publier des commentaires moqueurs à son encontre dans la gazette du coin. Sa vengeance avait été des plus croustillantes. Il faut dire qu’il avait eu une alliée de poids en la personne de Chloé, enfin si le terme de personne pouvait décemment s’appliquer un triton femelle de 600 kilos genre Nessie dont les pirates avaient fait leur mascotte.
Chloé et les pirates réglèrent l’affaire de main de maître. Les matelots s’emparèrent de la joueuse de bongos au sortir de son bungalow et la ligotèrent toute enduite de confiture d’anchois sur son propre mât. Quelle merveilleuse friandise pour Chloé qui toiletta la mégère à grands coups d’une langue sinueuse et violacée. Ensuite, comme le capitaine était bon prince et pas rancunier pour un sou, il laissa filer l’arnaqueuse non s’en l’avertir que la prochaine fois, il la livrerait au Narrateur. Inutile de vous dire que la drôlesse n’en menait pas large. Le Narrateur ? Ce monstre était capable de toutes les audaces. Elle fila sans demander son reste en jurant mais un peu tard… mais vous connaissez la suite.
Mais là n’était pas la question. Il fallait revenir aux choses sérieuses. Depuis le matin, une rumeur courait çà et là, voletant de bouche à oreille avec la vélocité d’une loutre dans un boisseau de poil à gratter. Un couple d’inconnus dont la femme était blonde erraient sur la plage. Les guetteurs les avaient repérés du côté de la cabane du vieil Ernest, un écrivaillon qui racontait à l’envi l’histoire sempiternelle d’un vieil homme et d’un poisson. Selon toute vraisemblance, ces deux-là se rendaient à Yemanja.
Le capitaine se servit un autre verre, ça l’aidait à réfléchir. Une épiphanie illumina sa voûte crânienne alors qu’il sirotait une gorgée d’hydromel aux senteurs d’acacia et de dinde rôtie. Il fit convoquer aussitôt les compères de Locke-Ness Agency.
— Salut patron ! firent les deux lascars en montant à bord.
— Salut, les gars ! Suivez-moi dans ma cabine. On va causer biseness. Attendez une seconde ! Eh ! Monsieur Mite !
— À vos ordres, capitaine.
— C’est quoi, ce vélo qui traine sur le pont ? C’est à qui d’abord ?
— J’en sais rien, capitaine. Il était pas là y a cinq minutes.
— Alors, si c’est à personne, fous-moi ça à la baille. C’est pas une déchetterie, ici.
Les ordres étaient simples. Monter un traquenard à l’auberge en organisant une partie de roue de la fortune. Zéphyrin s’arrangerait avec Sandalphon et Orphaniel pour truquer la partie. Il fallait se débarrasser du gars ; il n’avait aucune utilité. Les croupiers sauraient bien quoi en faire. Locke et Ness chargeraient trois ou quatre matelots de faire diversion pendant qu’ils fileraient en douce avec la fille.
— Et après ? demanda Ness.
— Ben après, vous me la ramenez sur bateau, bande de nazes.
Oh ! Ils l’avaient ramenée, la fille. De ce côté-là, pas de problème. L’opération avait été un succès. Mais alors après ! Une femme à bord, c’est déjà un problème mais alors celle-là…
Le capitaine Ward se servit encore un verre et se rencogna dans son fauteuil. Mais par la barbe du Prophète, quelle idée à la con qu’il avait eu là !