Rien ne va plus ! (EnlumériA)
Un léger bourdonnement d’oreilles consécutif à un boucan d’enfer sans cause apparente, voilà ce qui fit revenir Damien à la réalité. Du moins, ce qui en tenait lieu dans cet étrange univers.
Il était assis sur la banquette, un peu en vrac, et avait mal partout comme s’il avait été l’objet des soins contradictoires d’une demi-douzaine d’ostéopathes en colère. Démétria l’observait d’un air dubitatif. Le barman, un long type à la moustache en guidon de vélo somme toute assez classique, lui tendait une tasse fumante. Les clients de l’auberge tenaient entre eux un conciliabule rappelant une veillée funèbre. Kaelia boudait un peu plus loin. Derrière elle, deux types bizarrement attifés s’affairaient autour d’une sorte de grande roue multicolore.
— Tenez ! Buvez ça, dit le barman. Ça vous fera du bien.
— On dirait que vous supportez mal l’hydromel arrangé, remarqua Démétria. Vous n’avez même pas touché au gombo.
— Parlons-en, grommela Damien en s’emparant de la tasse. Comment j’aurais pu manger ce…
Il s’interrompit brusquement. À court d’arguments, il contemplait le plat encore fumant sagement posé sur la table.
— Je vois que la table est toujours là. Où sont passés les renards ?
— Laissez tomber. Buvez cette tisane, ordonna le barman. Elle va vous requinquer.
— Ensuite, vous mangerez une portion de gombo, ajouta la serveuse en remplissant une assiette. Ne traînez pas, le Jeu va bientôt commencer.
Damien se redressa. Il se sentait un peu duveteux mais dans l’ensemble, ça allait. Il mangea du gombo. Autour de lui, les clients se dispersaient. Il torcha l’assiette, but un verre de vin. Kaelia, assise un peu plus loin, le regardait avec circonspection. Elle se leva enfin et vint vers lui.
— Ça y est ! Tu as fini ton cirque ? Parce que j’ai l’impression qu’il y en a un autre qui se prépare.
Les musiciens avaient remballé leurs instruments. Le rideau qui semblait les encombrer beaucoup traînait par terre, en vrac. La roue luisait doucement
— Qu’est-ce qui se passe ? C’est la Roue de la Fortune. Soirée spéciale, c’est ça ? Au fait ! J’ai cru entendre comme un bruit. Et quand je dis comme un bruit, c’était plutôt un sacré vacarme. C’était quoi ?
Kaelia montra la scène.
— C’est la roue. Quand les deux olibrius en jaune et en rouge que tu vois là-bas ont levé le rideau, il s’est accroché dedans et comme ils ont dû forcer comme des bourrins, tout a dégringolé sur la sono.
— Ah, ok ! Vous voulez un verre de vin ? Il est bon. Non. Vous avez mangé au moins ? Oui ? Bien. Il se passe quoi maintenant ?
— Tu vas mieux ?
Damien se leva, rajusta sa chemise et remit sa saharienne.
— Je vois qu’on se tutoie. Eh bien, leur apéritif à la gomme aura rompu la glace. C’est toujours ça de pris. Je crois qu’il faudrait qu’…
Il fut interrompu par les basses profondes et le rythme syncopé d’une musique funky. Ça s’agitait du côté de la roue. Les gens s’approchaient de la scène. Les deux types en jaune et en rouge gesticulaient comme des rappeurs en crachotant en rythme dans leurs micros. Human Beat box, man ! Intrigués, les deux compagnons s’avancèrent à leur tour.
L’un des animateurs, un nain jaune, haranguait l’assistance à la manière d’un bonimenteur de foire. Il désigna son compère avec ostentation, proclamant que celui-ci se nommait Sandalphon le passeur. Le grand escogriffe écarlate était coiffé d’un bonnet de joker à trois cornes agrémentées de grelots qu’il agitait frénétiquement. À son tour, il présenta le nain jaune comme étant Orphaniel, grand machiniste de la Roue du Destin. La musique se fit sourdine par l’opération d’un invisible sonorisateur. Damien et Kaelia s’était approchés au plus près. Ce ne fut pas la meilleure idée qu’ils eurent de la soirée.
— Nous allons, ô public admiratif et admirable, procéder à la grande cérémonie du destin en faveur de nos charmants visiteurs, annonça Orphaniel.
— Tout d’abord, laissez-moi vous présentez monsieur et madame Jolifeu, reprit Sandalphon. Ils sont parmi nous depuis deux jours et après maintes et maintes tergiversations, ils se sont enfin mis d’accord pour l’acquisition d’un billet pour le Funny Land…
— Ou pour la Wild Coast ! enchaina le nain jaune qui se mit à sauter sur place en se tortillant comme si un lutin facétieux lui avait enfoncé une poignée d’orties dans le fondement.
— Sont un peu agités, les énergumènes, chuchota Damien.
— Ce sont les meilleurs animateurs que vous pourrez trouver de ce côté-ci de la barrière des mondes, expliqua une voix familière.
Damien et Kaelia se retournèrent pour constater que Zéphyrin Sépulcre venait de se joindre à la compagnie.
— Ce sont les maîtres du jeu, continua-t-il. Vous allez voir. Ils sont surprenants.
Sur scène, le joker rouge beuglait à son tour.
— Et puis ! Tout frais surgis de l’En-Deçà, nos deux amoureux du jour ! Sous vos applaudissements, ladies and gentlemen !
— Mais qu’est-ce qu’il raconte ? objecta Kaelia. On n’est pas amoureux.
— Qu’en savez-vous ? finassa Zéphyrin. Si vous êtes là, ce n’est certes pas par hasard.
Kaelia ne put qu’hausser les épaules à l’écoute de telles inepties. Le diable rouge continuait son article :
— Mais tout d’abord, commençons par notre charmant petit couple de retraités. Venez ! Montez sur scène, que tout le monde puisse vous voir.
Le couple, pressé par l’assistance, ne put faire autrement que d’obtempérer.
— Regardez bien la roue, dit Zéphyrin. Observez comme elle est composée. Comme vous pouvez le voir, elle est divisée six zones. En haut, le sphinx couronné. Il symbolise l’accomplissement de tous vos vœux. À droite, le singe que vous voyez dessiné est le maître de la décadence. Je ne vous recommande pas de tomber sur lui. Et enfin, le chien avec le collier n’est guère mieux, mais malgré son collier qui est signe de soumission, il laisse un espoir. Les zones noires sont les cases intermédiaires qui vous autorisent à retenter votre chance. Pour le meilleur ou pour le pire.
— Mais c’est quoi, le but du jeu ? demanda Damien.
— Ces trois animaux illustrent un cycle d'évolution. La position dominante, le sphinx, est en équilibre instable.
— Oui, ça d’accord, mais le but ? insista encore Damien.
Zéphyrin le toisa comme s’il s’agissait de l’idiot du village.
— Le but ? Mais aller à Kêrys, voyons !
Sur scène, le petit couple s’apprêtait à tourner la roue avec un sourire plein d’espérance sur les lèvres. Ils avaient décidé de jouer à quatre mains.
Dieu, que ces deux-là ont l’air niais, se dit Kaelia ; puis soudain, elle murmura à l’oreille de Damien :
— Foutons le camp d’ici ! Je sens les embrouilles arriver comme personne.
— Pourquoi ? Ce n’est qu’un jeu. De quoi t’as peur ?
Une exclamation de stupeur émana de l’assistance. La roue venait de s’arrêter sur le singe. Les deux petits vieux regardaient de toutes parts d’un air perdu. Alors qu’une trappe s’ouvrait sous leurs pieds, Kaelia eu juste le temps d’apercevoir le regard terrifié de la vieille dame.
Au suivant ! Au suivant ! scandait l’assistance.
Réalisant enfin que ça sentait le roussi, Damien attrapa Kaelia par le bras et fit volte-face.
— Vous n’allez pas nous quittez déjà, objecta Zéphyrin Sépulcre. La fête ne fait que commencer. Mais… attendez !
Les deux jeunes gens ne purent pas aller loin. Les matelots, bras croisés et regards furibonds, bloquaient la sortie. L’escogriffe rouge sauta dans la salle et attrapa Damien par le col, l’entrainant vers la scène avec une force stupéfiante. Son ton se fit menaçant.
— Qu’est-ce que tu fabriques ? Tu veux nous la faire à l’envers, comme le capitaine. Fallait pas t’asseoir sur le tabouret, mec ! Fallait pas faire le zouave dans le triangle. C’est à toi de jouer.
Damien sentit quelque chose de pointu lui piquer le flan. Le nain jaune pointait une dague derrière lui.
— Joue pas au con ! Tourne la roue.
— Fais ce qu’il dit, implora Kaelia. On ne sait pas de quoi ces types sont capables.
La roue n’en finissait pas de tourner. Damien avait appuyé de toutes ses forces. Elle finit enfin par ralentir, ralentir encore et… s’arrêta sur le sphinx. Des applaudissements timides retentirent çà et là.
— Bien jouer ! beugla Orphaniel. Tu viens de gagner ton billet pour Kêrys. On l’applaudit bien fort !
— Au tour de la dulcinée maintenant, brama Sandalphon. Voyons voir si la roue du destin va réunir ces deux quiches, ce soir.
Des ricanements et des quolibets répondirent à sa boutade.
Kaelia monta sur la scène comme si elle gravissait les marches de l’échafaud. Zéphyrin Sépulcre la stimulait comme un entraîneur de boxe.
— Tirez de toutes vos forces et lâchez assez loin.
— Je n’y arriverai pas.
— N’hésitez pas, c’est une chance pour vous. Moi, je ne joue même plus à la roulette russe, je perds tout le temps.
À contre cœur, la jeune femme actionna la roue sous le regard fébrile de Damien. Les clients de l’auberge gardaient le silence. L’enjeu était de taille. Chacun retenait son souffle. Qu’allez décider la Roue du Destin ?
La roue ralentissait sa course et déjà Damien baissait les yeux. Une expression de mauvais aloi se lisait sur son visage défait. Les matelots poussèrent un cri de triomphe. Zéphyrin Sépulcre siffla de dépit.
Le chien !
Comme s’il s’agissait d’un reportage sur la récolte des cigares à haute-voltige, le diable rouge expliqua d’un ton docte que la roue du destin signifiait au requérant qu'ici-bas tout évoluait et que rien ne restait en place. Celui qui gagne n’est pas toujours celui qu’on croit. Sur ce, il administra une violente bourrade à Kaelia qui tomba dans les bras d’un des champions de bras-de-fer. Celui-ci la jeta sur son épaule comme un sac de patates et tourna les talons sous les éclats de rire de ses camarades.
Damien tenta de se jeter à leur poursuite mais le Nain jaune lui fit un croc-en-jambe et il s’étala de tout son long. Il n’eut que le temps de voir les matelots et leur prisonnière disparaître par le vestibule. Une violente douleur lui déchira les côtes. Sandalphon gueulait :
— Debout l’artiste ! Ou tu vas encore tâter de mon chausson. La caravane va pas t’attendre cent-sept ans.