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Le défi du samedi
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21 juin 2014

Les petites voitures (Pascal)

Dis, avant l’heure fatidique, avant le Grand Néant, avant l’Eternité Ennuyeuse, si on traçait une route à la craie sur le glacis du garage ?... J’ai dans la tête une infinité de détails pour que notre jeu ne s’arrête jamais !... L’âge aride nous ramène immanquablement dans l’enfance alors, profitons encore et retournons dans ces grands moments d’après-midi de divagations imaginaires ! Lançons encore nos petites voitures dans ce blanc sillon d’aventure !... 
Au magasin, j’ai acheté toutes les craies !... Quand je les ai vues sur l’étalage, cela a été comme un réflexe revenu d’il y a très longtemps ! J’ai pris les dix boîtes ! Heureusement que je n’ai pas eu à m’expliquer avec la caissière !...  

Ha, ces petites voitures… Tu te souviens quand on les lançait avec notre adresse de gamin ? J’aimerais bien me foutre par terre, tant qu’à tomber, jusqu’à avoir les fesses gelées, jusqu’aux crampes, jusqu’à la nuit, avant que mon père rentre sa voiture !...  D’ailleurs, cela fait des années que Papa ne rentre plus sa voiture. Il doit la garer ailleurs, bien loin, sans doute… Tu te souviens ?... Parfois, il laissait sa voiture dans la rue pour nous permettre de continuer de jouer ! D’autres fois, quand il klaxonnait au portail, il fallait vite passer la serpillière sur notre circuit avant qu’il ne rentre ! Il n’aimait pas marcher dans la craie parce que cela salissait la maison !...  

Tu sais, j’ai beau réfléchir souvent, je ne me rappelle plus de mes enfants mais je me rappelle très bien de mes parents. Les souvenirs remontent de l’enfance… C’est comme si la boucle était bouclée, c’est un grand vide ordinaire au milieu… Tu amèneras tes voitures ! Toute la série des formules un qu’on pouvait avoir en faisant le plein chez ELF ! Elles étaient belles, tes bagnoles…

C’est bien, la sénilité. C’est comme une passoire qui retient ce qu’elle veut, qui entend ce dont on a envie. On a les mêmes droits que les petits enfants ! Tu as remarqué comme le temps a rétréci ?... J’entends mes gosses qui me parlent comme je pouvais leur parler quand ils étaient enfants. Dans mes quelques moments de lucidité, tu ne peux pas savoir comme cela me fait souffrir. Je regarde autour de moi pour voir s’ils ne parlent pas à quelqu’un d’autre mais il n’y a jamais personne. Tout est allé tellement vite que j’ai l’impression d’être le grand-père de mes enfants… J’ai toujours peur que l’un d’eux m’apporte une… une… petite voiture !... C’est con, hein ?... Ils ont aussi des réflexions blessantes mais je ferme les yeux pour ne rien entendre... Ils s’emmerdent avec moi, j’appartiens au passé et mes souvenirs ne les intéressent pas. Ils ont tant à faire dans leur vie active pour se maintenir dans la modernité…  

Bon, tu amèneras tes petites voitures ?!... On dessinera un tracé savant avec des grandes lignes droites et autant de virages. Oui, un bien sinueux, un torturé, comme notre vie passée… On passera derrière la machine à laver de Maman !... Tu te souviens quand elle prenait des châtaignes sur la carcasse de l’appareil ?... Elle mettait des sabots pour s’isoler de la terre !... Elle criait !... Elle n’osait plus s’approcher du lave-linge…
Maman, cela fait des années que je ne la vois plus… J’ai plein d’images d’elle mais aucune n’est récente. Pourtant, j’essaie souvent de l’imaginer dans les parages avec ses chansons, ses épingles à nourrice en décorations et son tablier de labeur. A force de porter des lessiveuses, elle avait toujours les bras tatoués de profondes marques de brûlure. Elle enjambait nos routes inspirées pour ne pas nous déranger le temps de notre jeu de petits bolides. Elle avait toujours un compliment gentil pour nous quand elle passait entre la cuisine et la buanderie.
Oui, on circulera derrière la machine à laver et on fera une halte sagesse, une halte tendresse, une halte mémoire, pour essayer de retrouver d’autres bons souvenirs de jeunesse. Moi, maintenant, je m’en fous de salir mon pantalon aux genoux…  

Dis, tu amèneras tes petites voitures ?... Je me rappelle si bien de chacune d’elles avec leurs décorations, leurs écuries et leurs larges pneus… Quand je serai à plat ventre, pour pousser nos bolides, je crois bien que tout va me revenir d’un coup. Alors, j’attendrai l’heure du goûter, le bout de chocolat, je regarderai encore les mésanges et leurs allées et venues entre le nid et le vasistas du garage, j’écouterai de loin une chanson du tourne-disque de la chambre à ma sœur…

Tu te souviens du soleil dans la verrière ? En fin d’après-midi, c’était encore le matin !...
On passera par dessous la table ! Oui, à quatre pattes, comme avant ! Et gare à la tête avec nos explications enflammées ! Oui, une route bien sinueuse, bien tordue, bien lointaine, bien risquée… Et si on déborde des traits à la craie, on trichera tout comme avant, oui !... Je ferai semblant de ne pas l’avoir vu et toi, tu feras pareil !... Ha, on en aura encore des discussions de parcours, bien loin de tous les soucis de la Vie…  

On passera par la buanderie, sous le linge pendu comme s’il pleuvait pendant la course ! On s’arrêtera aux stands pour mettre des pneus pluie ! Au goûter, on fera le ravitaillement des voitures ! Et à la nuit, on allumera l’ancienne lampe du bureau de mon frère ! Et tant pis, si on tremble un peu ! On dira que c’est à cause des graviers de la route ! Tant pis, si on se trompe de sens, on rigolera comme si on avait fait exprès ! Moi, je ne voudrais plus jamais me relever ! Au ras des voitures, au rasdes pâquerettes !... A nous le bac à sable avant les pelletées, celles qui vont nous embourber, nous déborder, nous entasser !…  

On ira du côté des produits défendus ! Tu sais, le white, le pétrole ou la térébenthine : on dira que ce sont les vapeurs d’essence ! Et si mon frère prend sa mobylette, entre temps, on dira que ce sont les échappements de nos voitures !... On passera à côté des pots de confiture ! A fond ! Et on confondra les parfums de mirabelle avec ceux d’abricot ou de fraise… J’espère que Papa ne rentrera pas trop tôt… On joue trop bien…
Tu te souviens, quand ma plus jeune sœur venait nous jalouser en dansant sur notre itinéraire ? Elle effaçait les marques ! Oui, à cette époque, les filles, ce n’était pas notre préoccupation ; c’était le bon temps de l’insouciance…

On laissera filer la route du côté du tas de bois, ce sera comme si on traversait la forêt !  Oui, une bien sinueuse, une bien pentue, une bien tortueuse… Ben oui, on aura nos accidents ! Sinon, à quoi ça sert toutes les cicatrices si mal refermées que l’on balade depuis toutes ces années ?...

Dis, tu amèneras tes petites voitures ?... Je prendrai les deux bleues, ce sont mes favorites depuis toujours… Il faudra ramper pour suivre notre route et, forcément, tout s’effacera derrière notre passage comme si elle n’avait jamais existé. Et tu vois, ce qui m’inquiète en fin de compte, c’est le bout du trajet, ce bête drapeau à damier…

On rallongera le parcours !... J’ai plein de craies !... On passera par l’évacuation de l’eau du garage ! Oui, la rigole ! On aura l’impression d’être dans un défilé ! Le Grand Canyon ! L’Amérique !... Mais non, je ne prendrai pas trop d’avance !... On passera devant la niche du chien et s’il ronfle, on croira  que l’orage approche ! Tu te rappelles quand il avait embarqué une voiture dans sa gueule ?!... Il voulait jouer ! Il était jaloux !... Tu te souviens comme on criait fort nos accélérations et nos freinages ?!... Il venait voir le grabuge ! Il faisait son constat en baillant !... On passera devant sa gamelle et on ira jusqu’aux poubelles !... Tu te souviens de toutes les anfractuosités de la route ? Le glacis n’était pas régulier, c’était autant d’épreuves difficiles que nous avons pourtant traversées dans la réalité. Chacun de nous a repris sa voiture pour « l’aventurer » sur le chemin de la Vie. J’aimerais tant m’allonger par terre et lancer ma petite voiture, une dernière fois, au hasard des dés jetés… Et tant pis, si je déborde de la route et de ceslignes blanches, ces bêtes interdictions…

On fera une chicane pour éviter le soupirail de la salle à manger ! Tu tombais toujours dedans !... On fera des virages avec les lacets, des tunnels avec les boîtes de chaussures pour se rappeler tout ce qu’on a couru et des coteaux, avec les casiers à bouteilles, pour tout ce qu’on a bu !... On passera derrière l’échelle pour tout ce qu’on n’a pas pu escalader et devant les cannes à pêche pour tout ce qu’on a attrapé !… On fera rouler nos voitures à côté du tas de noix pour regarder à l’intérieur de toutes ces coquilles !...

Tu te souviens le jour où ta maman est venue te chercher ?!... Houlà, cette colère !...Ca avait drôlement bardé ! Ta mère ne faisait jamais le voyage pour rien. ! On avait oublié l’heure !... J’avais gardé tes petites voitures ! J’avais dormi avec !... Tu vois, il est dix-huit heures passées et mon père n’est toujours pas rentré… Je suis presque inquiet…
On mettra du savon sur la route comme toutes les peaux de banane sur lesquelles on a marché ! Oui, une bien sinueuse, une bien glissante, une bien…

Le temps nous a abandonnés, il ne nous attend plus. Je ne sens même plus la soupe de poireaux pommes de terre que maman préparait pour le soir. J’ai le nez bouché… Ce qui est dommage avec ce jeu de roulette, c’est qu’on ne peut pas revenir en arrière, qu’on n’a pas de partie gratuite et qu’on ne peut pas faire deux tours… Ne t’inquiète pas si je sors souvent mon mouchoir ; avec cet âge ingrat, j’ai les yeux qui pleurent facilement…  

On ne savait pas qu’on allait traverser autant de paysages. On en a fait de la route en essayant de garder le droit chemin et c’est bientôt l’heure du grand Dérapage, l’heure de partir dans les Décors... Moi, je n’ai plus envie de me relever. Je reste là, couché à même le sol et j’attends la sentence du Commissaire de piste. L’Avenir est une dimension qui s’est rétrécie avec le temps et je vois cette satanée ligne d’arrivée et le vil drapeau à damner... Ce doit être ces petites voitures bleues qui me trottent encore et toujours dans la tête comme deux petites étincelles… 

 

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Commentaires
P
Je vous remercie pour tous vos commentaires sympas. Pascal.
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N
Ah franchement, j'ai pris le temps avant de venir te lire, parce que je sais qu'il faut être tranquille. Et comme d'habitude, je ne regrette pas du tout d'être venu !<br /> <br /> C'est émouvant, c'est drôle, c'est mélancolique, c'est lucide, c'est...surtout beau et bien écrit.<br /> <br /> Souvenirs d'enfance, du temps qui passe, arrosés d'un soupçon d'avenir rétréci. Il y aurait tant à dire sur ton récit, je serais presque tenté de faire un commentaire aussi long, pour être certain d'avoir exprimé tout ce que la lecture m'a inspiré. Mais je me contenterai de te féliciter et de te dire que tu m'as fait voyager...
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B
Bravo pour ce texte mélancolique Pascal . J'aime bien tes souvenirs d'enfance. Mais contrairement à toi je ne vois pas le drapeau à damiers. <br /> <br /> J'ai bien aimé cette phrase:"C’est bien, la sénilité. C’est comme une passoire qui retient ce qu’elle veut"
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B
Vraiment émouvant un texte superbe qui nous ramène en arrière de bien belle façon .<br /> <br /> La craie les tracés et le temps qui passe <br /> <br /> <br /> <br /> " L’Avenir est une dimension qui s’est rétrécie avec le temps et je vois cette satanée ligne d’arrivée et le vil drapeau à damner..."<br /> <br /> <br /> <br /> Bravo j'ai adoré merci Pascal
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C
Splendide replongée en enfance...très émouvant, ces souvenirs au petit goût d'années cinquante-soixante...Moi je l'ai lu avec "Ill wait for you de Michel Legrand, et j'ai mouillé mes yeux.
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M
Tout simplement SUPERBE ! "on fera une halte sagesse, une halte tendresse, une halte mémoire, pour essayer de retrouver d’autres bons souvenirs de jeunesse."<br /> <br /> Excellentissime et plus qu'émouvant !!!!
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J
Ah !<br /> <br /> <br /> <br /> Autrefois, je me servais des petites voitures dans la classe de FLE pour renforcer "première, deuxième, troisième" en faisant de petites courses...je viens tout juste de les offrir à mes deux petits-neveux. La mienne était rouge, elle reste dans mes souvenirs.<br /> <br /> <br /> <br /> Le temps ne nous attend jamais, c'est vrai. C'est très beau, ça, Pascal.
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J
Que de belles images symboliques dans ce texte….<br /> <br /> Et l’odeur de la craie une réelle madeleine<br /> <br /> qui s’enfouit au plus profond<br /> <br /> Et ne veut pas voir le vil drapeau <br /> <br /> Et elle a bien raison….
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K
Je trouve ce récit poignant et si réaliste dans le fond.<br /> <br /> La vieillesse est si bien décrite avec ce tour de piste ....<br /> <br /> aucun dérapage dans ton récit<br /> <br /> bien vu
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E
Ah, c'est vraiment bon. En plus, j'ai lu ce texte avec comme fond musical " Les Planètes " de Gustav Holst. Par hasard ! Et cela va très bien avec l'ambiance qui se dégage de ton récit. Chapeau bas !
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E
C'est absolument magnifique... En lisant tes belles lignes, j'étais ce petit garçon aux voitures bleues et j'avais des étincelles dans les yeux!<br /> <br /> <br /> <br /> Très belle métaphore du papa qui ne rentre plus sa voiture au garage mais ailleurs...<br /> <br /> Sourire admiratif d'Ep'
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