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Le défi du samedi
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14 juin 2014

Des lyres et des hommes (EnlumériA)

L’auberge du Palefrenier Narquois n’avait de prime abord rien d’extraordinaire. Une salle comportant une vingtaine de tables, décor de saloon mâtiné pub irlandais avec de grands posters représentant un légendaire autrefois. On entrait par un vestibule dans lequel se trouvait le vestiaire. Un vélo était appuyé sur le desk. Personne pour accueillir le client.

— Vous savez que les règles du savoir-vivre disent que c’est à l’homme d’entrer le premier dans un restaurant ? expliqua Damien.

Kaelia émit un petit rire moqueur qui exprimait pleinement son mépris des convenances. Elle s’avança de quelques pas dans la salle à la recherche d’une table bien placée.

Au bar, trois matelots encourageaient bruyamment deux colosses qui bras-de-ferisaient sous le regard paternaliste du barman. Sur la gauche, un vieux couple se chamaillait gentiment à propos du menu tandis que la serveuse patientait en levant les yeux au ciel. Attablé au fond, un homme à la barbe fleurie consultait un carnet en sirotant une bière. Trois musiciens qui tentaient de s’installer au mieux sur une scène minuscule provoquaient un remue-ménage légèrement irritant. Le contrebassiste, un géant, s’efforçait de caser sa large carcasse entre le rideau et son instrument sans se préoccuper des ricanements du saxophoniste ni des conseils fantaisistes du guitariste.

La serveuse, une rouquine coiffée choucroute, profita de leur arrivée pour laissait choir son couple d’indécis. Damien ne se gêna pas pour admirer la superbe plastique de la jeune femme. Petite robe de satin noire ultra moulante et jambes interminables montées sur escarpins dorés. Un fantasme sur pattes. Sur son chemisier un badge proclamait en lettres capitales que cette charmante créature se nommait Démétria.

— Bonsoir ! Deux personnes ? Je vois que notre table d’honneur est libre. Venez les amoureux. C’est votre jour de chance. On dit que cette table porte bonheur.

— Pourquoi ? demanda Damien.

— C’est à cette table que Tonton Macroûte, en personne, a déjeuné un certain 32 juillet. Regardez ! Il y a une plaque qui le confirme.

— Le 32 juillet ?

Démétria  expliqua que le graveur avait fait une faute de frappe suite à l’absorption d’une pinte d’hydromel superflue.

— En vérité, l’évènement s’est passé un 23 juillet. Voici la carte. Je vous recommande notre gombo de renard de mer. Une recette de Tonton Macroûte. Pour vous faire patienter, je vous apporte notre apéritif maison, à base d’hydromel. En attendant, installez-vous confortablement.

Kaelia remarqua que le regard que Damien posait sur Démétria ressemblait à celui du fameux loup de Tex Avery.

— Ne vous gênez pas, dit-elle d’un ton acide.

— Pardon ?

— Non, rien. Laissez tomber.

Démétria était de retour avec deux verres remplis d’un liquide ambré agrémentés de bouées de sauvetage. Elle les posa sur la table avec une coupelle de graines à l’aspect caoutchouteux. Elle remarqua les mines stupéfaites des deux convives.

— On en avait marre des ombrelles.

— Ah ! Il est comment votre gombo de renard de mer ?

— Je reviens dans un instant et je vous explique. On dirait que les foldingues se sont décidés.

Elle fila aussitôt vers l’autre table.

— Bon allez, on trinque, dit Damien. Vous avez vu ces graines. Bizarres, non ?

— Oh ! Moi, vous savez, au point où en est.

Aussitôt Kaelia picora dans la coupelle. L’apéritif maison avait un fort goût de miel avec un je-ne-sais-quoi en plus comme un parfum de rose cannelle mais pas vraiment.

— Il y a un truc en plus, marmonna Kaelia, la bouche pleine de graines. Du pain d’épices à la cardamome ?

— Je pencherai plutôt pour du cactus vanillé, objecta Damien.

Il avala son verre cul sec. Cela lui fit un peu comme… il ne savait pas trop, en fait. Kaelia poussa ses graines d’une large rasade. Elle demeura impassible l’espace de quoi, une demi-minute, et puis éclata de rire à la manière d’une baudruche qu’on dégonfle à grands coups de manivelle.

— Nom de Dieu ! s’écria Damien, mais où avez-vous appris à faire ça ?

— Vous savez à quoi ça ressemble ce truc. À un écoulement de guimauve frangipanée dans l’oreille d’un orque de Barbarie.

Damien s’ébroua, fit un signe au barman pour réclamer la même chose et se laissa aller en arrière, la mine déconfite.

— J’ai l’impression être le rejeton d’un vieux pneu et d’une méduse étoilée.

Encore ce rire incohérent de Kaelia. Sur ce, le barman, une sorte de lièvre géant à moustache en poignées de porte apporta la seconde tournée.

— C’est pour môaaa, dit-il en grinçant de toutes ces dents en bois. Démétriaaaaa ne va taaaaaaaaardeye. Vous aimez l’âmusique ? L’orchestre vaaaa… comment c’est ?

— C’est pas mauvais, cornecliqua Damien en s’essuyant les sourcils d’un geste caverneux – Grimace de dégoût du narrateur. Puis, il trinqua avec Kaelia en cors et en corps. Ces sacrés verres paraissaient inépuisables. Damien hoqueta de rire à son tour.

— Tu peux te foutre de moi, railla Kaelia d’une horrible voix de rogomme. Ton rire, on dirait une flaque d’eau sous la palme d’un phoque.

— C’est académique ça, tiens ! Mais attends, on dirait que l’orchestre commence à jouer.

Sur la scène, transformée pour l’occasion en coquille Saint-Jacques à défibrillateur bio-nucléique, les trois musiciens costumés en tringles à rideau accordaient leurs lyres.

— Ce sont des lyres Sterling d’excellente facture, constata Damien en ramassant son sourcil tombé à terre. T’a vu les costards ? Une seule rayure. Comment qu’y font pour rentrer là-dedans et jouer aussi bien de leurs instruments ?

— Parce que ce sont des lyres d’hommes très minces, coupa Démétria revenue de ces indécises aventures. Je vois que vous appréciez notre apéritif maison. Et nos cakes à couettes aussi. Alors, décidés à goûter au gombo ?

— Je meurs de faim. Va pour deux gombos ! proclama Damien à la cantonade tandis que Kaelia était plongée dans la contemplation désabusée du barbu du fond qui prenait des notes, impassible comme une pierre tombale sous une pluie d’équinoxe. 

Démétria claqua dans ses mains. Cela fit un bruit de jupette froissée sous la dent d’un rhinocéros hellotridécatabulophobe*.

Aussitôt, deux renards bleus travestis en loups de mer déboulèrent sous les acclamations des matelots vêtus pour l’occasion de justaucorps en pâte feuilletée. Ils tenaient à bout de pattes un large calice dans lequel six langoustes en tutu virevoltaient une gavotte parsemée de vestigiaux effluves parmesans. Un poivron rouge visiblement éméché tentez de tailler une bavette avec le poivron vert qui s’époustouflait dans un trombone à tige filetée. Un essaim de gousses d’ail tournicotait allègrement autour d’un citron vert en crinoline en poussant des cris de clés à molette sous la mitraille.

Damien, qui s’écroulait de rire en fragments parcellaires, s’évertuait à réunir les morceaux en dépit du bon sens sous les huées de pangolins bariolés taillés comme des linottes sans têtes.  

Les renards déposèrent enfin le calice sur la table qui, prise de panique, prit ses jambes à son cou et fila vers les cuisines en passant par un chemin de table nouvellement promu au rang de sentier lumineux.

— Sandinista ! beugla soudain Damien sans trop savoir pourquoi sous les yeux vitrifiés aux beurre de yak d’une Démétria confite en dévotion.

C’en était trop pour Kaelia. Elle se leva d’un bon et se dirigea en toute hâte vers le barbu du fond qui, enfilant un manteau en peau d’ours, s’apprêtait visiblement à prendre congé.

— Hé ! Vous, là ! Oui, vous. Où vous croyez aller comme ça ?

Au comble de la surprise, le vieux type se retourna vers la jeune femme. Vu de près, il ressemblait assez à l’idée qu’on se fait d’un vieux beatnik embourgeoisé.

— Vous… Vous pouvez me voir ?

— Et bien sûr que je peux vous voir. Je vous observe depuis tout à l’heure. Vous êtes le seul, dans ce pandémonium, à ne pas avoir bronché. Regardez les champions de bras de fer, au bar. Ça ne vous parait pas bizarre que leurs bras repoussent chaque fois qu’ils s’en arrachent un. Et les renards, vous les avez vus, les renards ? On dirait de grosses mites endimanchées à la foire au foin. Je ne vous parle même pas de mon copain qui… Mais nom de Dieu ! C’est la lingerie de la serveuse qu’il mange en sandwich nappés de sauce aux doryphores ? Mais pourquoi je dis ça, moi ?

— Bon allez, calmez-vous, madame, conseilla le barbu. Ce n’est pas si grave. Il ne savait pas qu’il faut toujours manger un nombre impair de cakes à couettes avec l’apéritif maison. Dans une heure, il sera frais comme un gardon. Bon ! C’est pas tout, mais il faut que j’y aille, moi. On joue Les Triplettes de Belleville, ce soir au Lutétia. Mon vélo n’aimerait pas manquer le début. C’est son film préféré.

— Vous n’avez pas répondu à ma question, insista Kaelia. Vous êtes qui, au juste ?

— Moi ? Mais je ne suis que le narrateur, madame. Bien le bonjour chez vous.

Sur ce, le vieux bonhomme s’éclipsa en chantonnant une petite chanson.

À la table de Tonton Macroûte, Damien continuait de faire le singe avec cet air niais qu’affichent parfois les fumeurs de banane plantain. Kaelia se laissa tomber sur une chaise, épuisée, lorsqu’un vacarme semblable à une débaroulade de couscoussières dans une bétonneuse trois-pièces-cuisine la fit sursauter.

 

* Crainte exagérée d'être treize à table.  

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Commentaires
V
te voilà dans ton élément un surréalisme que BORIS VIAN lui même t'envierait
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M
"— C’est pas mauvais, cornecliqua Damien en s’essuyant les sourcils d’un geste caverneux " !!!!! <br /> <br /> Je cornecliquerais même plus ! C'est EXCELLENT !!!!!!! On se croirait dans un dessin animé totalement déjanté ! Chapeau bas EnlumériA !
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J
« Sur la scène, transformée pour l’occasion en coquille Saint-Jacques à défibrillateur bio-nucléique, les trois musiciens costumés en tringles à rideau accordaient leurs lyres »<br /> <br /> <br /> <br /> Pour moi le plus délirant j’imagine la scène, près du desk et de tonton Macroute <br /> <br /> <br /> <br /> On prend prend place pour la suite...
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N
Un narrateur carrément pas à court d'idées ! J'ai trouvé l'angle de traitement (du sujet) génial. Comme toujours, j'attends la suite, je suis très impatient de savoir à quoi vont jouer Kaelia et Damien !
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B
Une suite hallucinante pas croyable ! Un défi fait pour toi, l'écrivain chantonnant une petite chanson.<br /> <br /> <br /> <br /> Médusée je suis en attendant la suite bien sure<br /> <br /> <br /> <br /> Bravo et Merci EmlumériA
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V
Une foule d'inventions déjantées dans ton texte dont je retiendrai avant tout "des lyres d’hommes très minces" !!
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E
"Les Triplettes de Belleville"♥....et tout ce que tu as écrit autour est aussi bien! Bravo!
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J
Lewis Carroll, sors de ce corps ! ;-)
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F
Ce défi était clairement pour toi!! Vivement la suite!!
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J
Tonton Macroûte ! Haaaaaaaaaaaaahahahaha !!!<br /> <br /> <br /> <br /> Et déjà Palefrenier Narquois, je le connais, çui-là...<br /> <br /> <br /> <br /> Incroyable comme le ton acide, ça trippe. :-)
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K
oui alors là totalement hallucinatoire comme récit, au point que j'ai été captivée jusqu'au bout pour savoir où tu allais en venir ??<br /> <br /> dommage que kaelia n'est pas partie avec le narrateur car ce Damien se fiche pas mal d'elle je me trompe ?<br /> <br /> mais nous sommes dans un monde tellement irréel que les situations le sont aussi les comportements anormaux sont de vigueur<br /> <br /> quelle imagination ! chapeau haut de forme Mr enluméria<br /> <br /> bisoussssssssssss et RDV au prochain épisode
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