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Le défi du samedi
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14 juin 2014

Les benzodiazépines (Pascal)

Je m’enferme dans ma casemate, à l’abri de tous. Rien ne me soulève, rien n’attire ma curiosité, rien de ce qui vit n’a de l’importance aujourd’hui. J’ai fermé les volets pour laisser le soleil dehors et je ne les rouvre plus. De toute façon, il n’y a rien à regarder. C’est la grande dépression, c’est en dedans. Il pleut sans arrêt dans le royaume déchu de ma cervelle guimauve. Tout fond dans cette ébullition sans retour.

Quand mon Amie vient passer le week-end, j’ai souvent l’impression de croiser une étrangère dans mes couloirs. Je ne la reconnais pas. Pourtant, le docteur m’a bien ordonné de diminuer ma dose de benzodiazépines mais demandez à un drogué de se sevrer tout seul ! C’est un engrenage sans fin. Mes cachets blancs pour noircir toutes mes nuits, voilà bien un tableau d’impressionniste en manque. Et elle, elle me regarde, avec ses yeux écarquillés, comme si j’étais un zombi accro. Je crois qu’elle a peur de moi. Elle n’est pas rassurée… Et moi, je ne la vois plus. J’ai quelques souvenirs de son corps blanc, enlacé dans mes draps noirs. On dirait une sculpture de gisante, elle n’est même pas lascive. Elle me devance, elle a sommeil pour se rapprocher de demain et s’enfuir encore de ma maison ensorcelée et elle va vite se coucher. J’ai pris mes cachets magiques et j’attends que le sommeil me transperce pour tomber dans mon linceul et la rejoindre. Je monte les escaliers en titubant et chaque marche gravie est une performance d’alpiniste sans oxygène. Et puis mes yeux s’éteignent… 

Mais putain ! Qui déplace les marches de mon ascenseur ? Tout est glissant ! C’est cette salope qui ronfle, c’est sûr ! Elle astique le parquet avec ses sourires ambulants comme si j’étais malade. Elle veut me faire tomber, elle veut me tuer ! C’est écrit dans ses regards pudibonds. C’est une garce ! C’est une infirmière avec des intentions meurtrières ! Mais je veille, elle ne m’aura pas ! Et merde ! J’ai faim…

Je suis retombé de mon sommet de Cordillère et ma tête a heurté quelques marches machiavéliques. Elles veulent toutes me faire mal, elles sont de mèche avec cette garce.
J’ai faim !... Où sont mes couteaux ? Je veux le plus pointu, le plus effilé, le plus efficace ! Où est mon frigo ? Qui a déménagé mes meubles ? C’est sûr, c’est cette salope alitée. Elle a anticipé mon trépas et raflé mes armoires et mon congélateur ! Je constelle le carrelage avec ma peinture rouge et j’ai dû tomber encore car il y a quelques flaques coagulées, un peu partout. Elle me saigne à petit feu ! C’est un vampire ! Elle me suce avec ses atouts, cette maîtresse ! Ses baisers sont intéressés, c’est une sangsue traîtresse !...

J’ai retrouvé mon frigidaire. Elle l’avait caché dans la cuisine, cette vile salope. Heureusement, j’ai fait des fouilles méticuleuses. J’ai ouvert tous mes tiroirs et, à chaque fois, je vois sa gueule joyeuse en train de sourire dans les coins comme des traquenards visqueux, des invites au suicide, des incantations de sorcière maléfique. Elle me nargue. Je t’emmerde salope ! Je vais te crever, je vais te faire la peau et te coller sur ma porte ! Je vais te saigner, grosse truie !...

Chance ! Mon frigo s’ouvre et sa lumière s’allume, c’est magique. C’est plein de trésors cachés à l’intérieur. Il fait froid dedans. On dirait une tombe garnie, à l’ombre de l’été. Des saucissons dégueulent comme des boyaux gonflés et le camembert pue comme une carcasse de cadavre putride, oublié sans famille, sur un champ de bataille. Salope ! Tu ne prendras pas mon Ame ! Elle est cachée à l’abri, loin de mon cœur !...  

C’est une tomate ? Toi, tu vas morfler ! Un couteau ! Un couteau ! Oui, celui-là. On va faire des petites  tranches… Elle m’aime, un peu, beaucoup, passionnément, à ma folie…
Ce n’est pas la peine d’allumer cette cuisine, elle pourrait venir m’espionner, cette garce lubrique avec ses envies chimiques et ses desseins sadiques. Elle a des attitudes narquoises et des impatiences de demoiselle sans vertu. Elle joue de ses charmes et s’invente quelques larmes quand elle s’amuse de moi, cette ingrate. Et moi, j’y vais de ma pièce pour son théâtre de mascarade…  

Du sel ! Je veux du sel ! Il faut blanchir ce cœur palpitant, découpé dans l’évier. Il est plein de pépins, comme le mien…Elle a volé la salière. Elle fait mon régime. Elle m’use avec ses caprices de jeune fille et ses simagrées grimaçantes. Elle tortille son postérieur comme un passeport sans frontière et moi, je la bave.

Rien de ce que je fais n’est bien. Si j’allais chercher la lune et quelques étoiles filantes pour l’épater, elle trouverait à redire sur leurs brillances ternes et leurs vitesses de croisière trop lentes. Ce ne serait pas l’heure, ni le lieu pour cette offre. Je serais encore déplacé dans notre histoire. Avec elle, je suis toujours mauvais. Elle me talonne la gueule avec ses aiguilles et j’en redemande parce que je l’aime. Salope !...  

Le sel ! Faut-il que j’aille creuser dans le jardin pour trouver une mine ? Ce serait bien ma veine. Je suis encore tombé et ma tête a mangé l’évier. Cabossé, je crache du sang ou c’est ma tomate qui pleure. Le couteau a valdingué, sous quoi ?
Un inconnu me surveille avec ses yeux clignotants. Il ronronne le plaisir de me voir à moitié assommé dans cet énième round. Il fait des bruits incongrus, il rote une indigestion amusée et curieuse. Je vais lui péter la gueule ! C’est un allié de ma salope couchée ! C’est le lave-vaisselle !... Je l’ai reconnu à cause des bons médicaments posés dessus.

Le sel ! Il est là, à portée de ma main enflée. Faites tomber la neige, je ne veux plus voir de rouge ! On va cacher la tomate ! Personne ne reconnaîtra mon cœur découpé. Des câpres ! Il faut des câpres pour assaisonner ma salade de grimaces !

La salière est vide. C’est toujours pareil, on ne peut compter sur personne, surtout pas sur cette garce. Ma vie manque de sel. C’est elle qui ronfle si fort ? Non, c’est le frigo ouvert… Je suis retombé et c’est mon bras qui a morflé, cette fois. Je n’ai pas vu venir le coup. Trop rapide. Toutes mes techniques de bagarre sont inutiles contre cette ennemie visqueuse. C’est désespérant. J’ai envie de pleurer soudain. Je suis seul contre le Monde et ma défense est fragile… Trait aux noirs ! Accroche-toi, mon gars. Laisse compter les secondes et relève-toi. Tu ne sais pas faire autrement. N’attends la pitié de personne, surtout pas de cette belle garce cachée dans ta chambre noire.

Un cendrier est explosé sur le sol. Elle ne fume pas mais c’est elle qui les remplit, juste pour m’emmerder, juste pour que je les fasse tomber ; c’est pour m’humilier et me faire ramper à ses pieds. J’ai de la fumée dans les yeux, d’autres diraient de la merde... Il fait triste ici. J’ai froid, à la dérive sans espoir, dans cette embarcation pour nulle part. Il pleut du sel sur mes lèvres tuméfiées et j’ai un mauvais goût de sang dans la bouche…

Je me suis réveillé. Le petit matin est rassurant, sans le faire exprès. Quelques rayons de soleil s’immiscent subrepticement dans les interstices des volets de la chambre. J’ai l’impression de m’être battu, cette nuit. Emprisonné dans les draps, comme dans une camisole forcée, je suis plein de douleurs courbatues. Il me semble avoir encaissé un train de marchandises emballé dans la gueule.

J’ai dû encore batailler avec des hallucinations cauchemardesques et je ne gagne jamais. Mes mains sont pleines de sang séché. Tout à coup, je me suis aperçu de son corps allongé à côté de moi. C’est la panique. J’ai un sale goût de câpre coincé entre les dents…  

Elle est immobile et je suis désespéré. Je voudrais toucher sa peau pour m’apercevoir de sa tiédeur. Je voudrais la voir bouger. Je voudrais tellement l’entendre respirer. Je n’ose pas m’approcher de ce corps inerte. J’ai tellement peur de mes conclusions de légiste. En me levant, j’ai marché sur un grand couteau de cuisine. Il est noirâtre. J’ai fait le tour du lit, comme un assassin dépité sur les lieux de son crime, et je ne sais plus avaler ma salive de condamné. Ma glotte s’est bloquée et je ne trouve plus d’air. C’est la fin du Monde...

Quand j’ai eu fini de nettoyer ma cuisine, comme pour effacer toutes mes empreintes diaboliques, j’ai entendu l’eau de la douche gicler dans les rideaux en plastique. C’est toujours comme ça quand elle vient passer le week-end. Pourtant, le docteur m’a bien ordonné de diminuer ma dose de…

 

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Commentaires
K
terrifiant en effet ! et à la fin on ne sait pas si tu l'as tuée ou bien si tu as halluciné tout le temps!
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E
Prends une tisane" Nuit tranquille", allonge-toi avec un doudou tout doux et endors-toi! Tu verras, ça ira mieux demain!<br /> <br /> Sourire d'Ep'
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J
scotchant!<br /> <br /> Le héros est dans de beaux draps,<br /> <br /> et nous en fait voir de toutes les couleurs
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M
"C’est la grande dépression, c’est en dedans. Il pleut sans arrêt dans le royaume déchu de ma cervelle guimauve. Tout fond dans cette ébullition sans retour." Alors là comme hallucination c'est le SUMMUM de tous les summums !!!!!! Plus fort qu'Hitchcock lui-même !!!!!!!!
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B
Ce texte force l'admiration c'est hallucinant on s'y croirait <br /> <br /> bien vu Joye Hitchcock en aurait été ravi !<br /> <br /> <br /> <br /> Un grand bravo Pascal
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N
Entre paranoïa et hallucinations, une vraie plongée dans l'horreur savoureuse (tiens, c'est bizarre quand même ces deux mots ensemble). La lecture de ce texte (trop bien écrit !) force à une certaine anxiété, mais c'est ce qui est bon ! <br /> <br /> <br /> <br /> Je pourrais citer plein de passage, mais cette image-ci, je la trouve... euh, comment dire, je perds mon latin :<br /> <br /> "Elle tortille son postérieur comme un passeport sans frontière"
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V
L'ennui avec les benzodiazépines c'est le ménage, après...
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E
Voilà un hymne assez musclé dédié à la paranoïa. Bien !
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F
D'accord avec joye, psychose avec vous... Yva même la douche !!
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J
Voyage effarant dans la tête de celui hallucine...un peu Norman Bates à la fin, dis donc ! Hitchcock en aurait été ravi !
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