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Le défi du samedi
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7 juin 2014

Le Magagicien (EnlumériA)

Le village se détachait de la mangrove en une sorte d’élancement immobile et feutré. Formant une hésitante avant-garde, quelques constructions semblables à des chörtens tibétains aux reflets moirés de galuchat s’avançaient sur la plage comme des sentinelles timides et égarées. La plupart des maisons ressemblaient à des pagodes de bambou élaborées par de scrupuleux architectes. La rue principale, bordée de boutiques obscures, s’enfonçait entre les bâtisses comme une saignée dans un jeu d’échec. Un peu plus loin, de rares bateaux rouges et bleus patientaient dans un port de pêche rudimentaire d’où jaillissait un embarcadère pavoisé d’oriflammes. Malgré la nuit qui s’annonçait déjà, aucune lumière ne brillait. Le lieu semblait désert.

Damien pénétra dans le village avec la prudence inhérente aux découvreurs de citées perdues. Kaelia suivait à quelques pas en tirebouchonnant nerveusement le haut de sa jupe. Elle murmura comme pour elle-même que cet endroit ne lui disait rien qui vaille.

— Moi non plus, ce patelin ne me plait pas trop, dit Damien, mais si vous avez une autre idée, je suis toute ouïe.

Il s’arrêta, la main droite tendue derrière lui en signe de mise en garde.

— Regardez, là-bas, dit-il à voix basse. Vous voyez ? Il y a de la lumière.

— Bon ! Allons voir. On ne va pas y passer le réveillon, grommela Kaelia en passant devant.

La lumière sourdait d’une boutique légèrement en retrait située une centaine de mètres plus loin. La devanture peinte en vert s’ouvrait sur une large vitrine poussiéreuse vide d’achalandage. Au-dessus, on lisait « BAZAR A BARON ». Une enseigne représentant une tête de chevreau avec un serpent enroulé autour des cornes se balançait doucement au-dessus de la porte. Kaelia actionna la poignée en porcelaine et entra.

L’intérieur de la boutique était aussi vide que la vitrine… enfin presque. Au centre de la pièce se dressait un guéridon de style victorien sur lequel étaient posé un pot de fleur et un tout petit arrosoir de métal peint. Dans un coin, se trouvait un de ces porte-manteaux qu’on appelle valet de nuit. Une redingote et un haut-de-forme traînaient sur le sol. La lumière, pâlichonne, provenait d’un lustre florentin à motifs de fleurs.

Damien s’approcha du guéridon.

— J’ai comme une impression de déjà-vu, fit-il en brandissant le bristol blanc qu’il venait de trouver à côté de l’arrosoir. Regardez ! Il est écrit là-dessus : « Plantez-moi ! » Vu qu’il y a un pot de fleurs et un arrosoir avec… mais oui ! Il est plein d’eau. J’imagine que…

— Comment peut-on planter un bristol ? coupa Kaelia en haussant les épaules. C’est idiot.

— Un bristol, je ne sais pas, mais la fève qui est posée là…

— Eh bien, allez-y ! Qu’attendez-vous ? Au point où nous en sommes.

Damien s’exécuta. Il creusa le terreau du bout de son index, déposa la graine qu’il recouvrit sommairement et arrosa d’une lampée d’eau.

Un bruit étrange parvint de la rue, un peu comme une bicyclette rouillée lancée à fond de train du haut d’une côte. Effet doppler garanti ! Puis plus rien.

Damien afficha le rictus désemparé du gars qui vient de s’apercevoir que son chien mâchouille à belles dents le très rare exemplaire relié pleine peau des Pensées et Maximes de Jean-Claude Van Damme qu’il vient d’acquérir à grand prix.

Kaelia regardait le bout de ses ballerines.

— Vous ne croyez pas qu’on a l’air assez ridicule comme ça, là ? hasarda-t-elle.

Dans la rue, la bicyclette folle remonta la côte comme si son cycliste avait le diable aux trousses. Un chuintement sirupeux s’exhala du pot de fleur. Une plante vermeille s’en échappa aussitôt et son feuillage instantané ruissela sur le parquet pour bientôt entreprendre d’escalader les murs. Partout dans la pièce, des comptoirs et des rayonnages se mirent à proliférer et à bourgeonner en de multiples fractals. Des bibliothèques se remplissaient d’une myriade de grimoires et palimpsestes tandis  que les étagères se garnissaient simultanément de toutes sortes de denrées et accessoires, de fioles médicinales en tous genres et d’alambiques remplis de potions fluorescentes. Classeurs et cartonniers fermaient la marche. Entre temps, la lueur pâle du plafonnier s’était muée en une ample lumière dorée comme une brioche un matin de Pâques.

— Eh bien, voilà autre chose, s’écria Damien en observant l’étendu du phénomène. Kaelia tournait lentement sur elle-même en zieutant partout d’un air émerveillé.

— Vous ne sentez pas, dit-elle dans un souffle. Cela fait comme ce battement de cœur en trop qui se faufile dans la poitrine des amoureux. Vous ne sentez pas ?

 Damien eut une moue dubitative.

— Bof ! Non. Pourquoi ?

Kaelia eut un mouvement d’impatience.

— Vous êtes blasé de tout vous, hein ? Ça vous ferait mal de reconnaître qu’il vient de se passer quelque chose de miraculeux ?

— Miraculeux, je ne sais pas. Bizarre, oui, ça c’est sûr. En attendant, il n’y a toujours personne. – Il se retourna et désigna une porte dans le fond du magasin – Peut-être que dans l’arrière-boutique ? Je vais voir.

L’arrière-boutique était le royaume d’un invraisemblable bric-à-brac en désespoir de magasinier, mais il n’y avait personne non plus. Quand Damien revint sur ses pas, il trouva Kaelia fouillant les poches de la redingote.

— Rien dans les poches, rien dans les manches, je parie, s’exclama-t-il.

Kaelia ne répondit rien. Elle suspendit la redingote sur le valet de nuit et se baissa pour ramasser le haut-de-forme qu’elle posa sur sa tête en souriant aux anges.

— Vous me trouvez comment ? demanda-t-elle en virevoltant.

— Vous voulez vraiment le savoir ? Vous feriez mieux de poser ce galurin sur le porte-manteau. Il faut qu’on réfléchisse.

Kaelia s’exécuta. Il y eut aussitôt un toussotement, un vague courant d’air frais et…

Un grand échalas bâti comme une arbalète se tenait campé devant eux. Il affichait cet air condescendant et suspicieux des gens de maison. Il se découvrit, s’inclina et dit sobrement :

— Si cette noble assistance m’y autorise, je crois qu’il serait de bon ton de faire les présentations, n’est-il pas ? Devant vos yeux admiratifs, Zéphyrin Sépulcre, Marquis du Vendredi, Magagicien en chef de ce vénérable établissement.

Kaelia pouffa.

— Magagi… quoi ?

L’autre, sans se départir de son air compassé se recoiffa et expliqua :

— Magagicien, madame ! Expert en magasinage magique. Pour vous servir. Et vous… ?

Kaelia se tourna vers Damien.

— Damien Dexter, écrivain raté reconverti dans le cynisme de cuisine. Et moi, je suis Ev… Pardon ! Kaelia. Reconvertie dans la plongée à sens unique.

— Bon ! Eh bien, je vois que nous n’en saurons pas plus. Qu’est-ce qui vous amène dans ma modeste boutique

Damien relata en quelques mots les dernières péripéties qui les avaient conduits au village. Au passage, il apprit que celui-ci s’appelait Yemanja. Il expliqua encore qu’ils cherchaient un abri pour la nuit et que le lendemain ils comptaient continuer leur route jusqu’à la cité de cristal. À ces mots, Zéphyrin Sépulcre poussa de hauts cris. On aurait dit qu’une averse de grenouilles lui tombait sur le paletot.

— Mais vous êtes malades ! Allez à Kêrys tous seuls ? Déjà par la plage ce n’est pas possible. À quelques miles d’ici, il y a l’estuaire du fleuve Candomblé. Il vous faudra passer par le gué du Satrape Conciliant, plus à l’Est. Vous y rencontrerez des caravanes. C’est plus sûr, croyez-moi. Mon dernier client, un capitaine à la retraite a eu plus de chance que vous. Il a profité de l’estafette mensuelle.

— Il avait une barbe, ce capitaine, demanda Damien, stupéfait.

— Je ne m’en souviens pas. Probablement. Tous les marins ont une barbe non ? Mais, attendez !

Le magagicien attrapa un livre tout en haut d’une armoire. C’était un ouvrage d’apparence antique à la reliure armoriée. Un serpent à plumes doré à l’or fin en ornait la couverture. Il le remit à Damien en précisant qu’il s’agissait de la dernière édition du Guide du Broussard. Un excellent compagnon de voyage. Damien le remercia et Kaelia, plus pragmatique, demanda où ils pourraient trouver refuge pour la nuit.

— Comment ? s’exclama Zéphyrin. Mais vous ne connaissez pas notre célèbre auberge du Palefrenier Narquois. C’est juste là, à droite en sortant. Vous y trouverez le gîte et le couvert. En attendant, vous là, Damien, regardez sous la commode là derrière vous. Oui, là. Il y a des chaussures à votre pointure. Mais attendez ! J’oubliais.

Il se mit à farfouiller dans des tiroirs en grommelant, ouvrant celui-ci, fermant celui-là.

— Mais où donc les ai-je rangés ? Ah ! les voilà. – Il tenait deux petits sacs de satin noir desquels il sortit deux colliers de graines.

— J’ai de la chance, l’interrompit Damien, ces godasses me vont comme un gant.

— Vaudrait mieux qu’elles vous aillent comme des chaussures, railla le magagicien. Tenez ! Portez ça autour du cou. Ce sont des chapelets Naqshbandis. Ils vous protégeront. Cela vous fera douze ducats. Prix d’ami !

Kaelia écarta les mains en signe d’impuissance. Elle n’avait pas d’argent sur elle. Damien expliqua au commerçant qu’il était pauvre comme Job.

— Regardez dans vos poches, ordonna le magagicien.

— Dans mes poches ? Je n’ai que ces quelques coqu…

Ceux-ci s’étaient transformés en monnaie sonnante et trébuchante.

— Vous voyez bien que vous êtes plus riche que vous ne pensez, souligna Zéphyrin Sépulcre, en empochant ses douze ducats. Allez ! Je dois fermer – Il ouvrit la porte – Là ! Tout de suite à droite. Au Palefrenier Narquois. Ils proposent un gombo de renard de mer, je ne vous dis que ça.

Dehors, la rue, illuminée de mille feux, était le théâtre d’une intense animation. Le chaland se pressait aux portes des boutiques festonnées et de la musique s’échappait des gargotes. On aurait dit une rue de la Nouvelle-Orléans un soir de mardi gras.

— Je crois bien que cet olibrius a rencontré mon oncle, expliqua Damien.

— C’est bien possible, mais moi j’ai faim. On reparlera de tout ça devant une assiettée de gombo. Il doit bien vous rester un de ces coquillages pour payer l’addition, non ?

Sur ces mots, Kaelia s’engagea vers l’auberge d’un pas vif.

 

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Commentaires
M
Absolument passionnant !!!!!!!!!! Un énorme BRAVO EnlumeriA !!!
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N
Tu sais comment tenir le lecteur, qui, forcément attend la suite avec impatience. Et côté magie, tu sais y faire aussi ! Bravo pour l'imagination, défi parfaitement mené !
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P
Qu'importe le sujet, avec Enlumeria, c'est toujours une invite au voyage de la lecture.
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V
c'est un texte magnifique j'ai pris beaucoup de plaisir à te lire
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K
je comprends bien <br /> <br /> être polyvalent artistiquement parlant c'est un déchirement lorsque le temps nous manque ...<br /> <br /> bises
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K
c'est ça un écrivain<br /> <br /> je ne sais pas faire encore<br /> <br /> ze suis trop petite moi Mr
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K
ça vient du coeur ce qu'on écrit <br /> <br /> toi tu écris aussi avec tes tripes !! <br /> <br /> alors faire le tri pour la suite des mots <br /> <br /> as tu demande qu'on t"enlève tes lignes en trop ??
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C
"Cela fait comme ce battement de cœur en trop qui se faufile dans la poitrine des amoureux."....<br /> <br /> Ca me suffit, ce genre de phrase, à moi... :-) tout bonnement génial. Du vécu, à n'en pas douter!<br /> <br /> J'ai a-do-ré. Ne change rien si tu écris déjà comme ça sans cerveau!
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J
Encore impressionnée par ton style qui imite le sens de ton texte dès les premiers mots, car le début est aussi feutré, voire quasi-impénétrable, que ton village...tu le protèges avec une douve profonde...il faut vraiment vouloir lire. C'est intéressant, cela me rappelle Faulkner, mais chez toi, c'est seulement la densité des mots et non pas la longueur des phrases.<br /> <br /> <br /> <br /> Alors, combien t'as payé à MAP pour le sujet de la semaine prochaine, hmm ? ;-)
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B
Passionnant à souhait ce récit vivement la semaine prochaine pour une autre épopée<br /> <br /> <br /> <br /> Pour moi depuis le début un vrai chef-d’œuvre<br /> <br /> <br /> <br /> Merci Enluméria
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T
"Partout dans la pièce, des comptoirs et des rayonnages se mirent à proliférer et à bourgeonner en de multiples fractals."<br /> <br /> " Vous ne sentez pas, dit-elle dans un souffle. Cela fait comme ce battement de cœur en trop qui se faufile dans la poitrine des amoureux. Vous ne sentez pas ?"<br /> <br /> J'ai beaucoup aimé ces deux phrases (en plus du reste du texte)<br /> <br /> Quel récit ! Comme dit, j'aimerais tellement la suite *_*
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E
Les coquillettes !!! Quelle excellente pour financer ce luth que je convoite depuis si longtemps.
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F
Oh là là, qu'est-ce que je suis passionnée par ce récit !! Vivement la suite !!
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E
Est-ce que si on remplit ses poches avec des coqu...illettes, la transformation en ducats (même si c'est en euros, ça ne me dérange pas!) se produit-elle également ?<br /> <br /> <br /> <br /> Il n'y a pas que la monnaie qui soit sonnante et trébuchante dans ton histoires: les aventures de tes deux héros sont étonnantes!<br /> <br /> Sourire d'Ep'
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K
oui voilà pourquoi je ne comprenais pas la fin !!<br /> <br /> écris à walrus ou map par mail ça ira plus vite
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E
Le problème, c'est que j'ai encore laissé mes notes d'écriture à la fin. Si Walrus pouvait les zapper, ça serait bien. Ma distraction n'a d'égale que ma truffitude. Merci.
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J
En un tour de prestidigitation fantastique voici une nouvelle épopée, dont je suivrais avec plaisir la prochaine suite que j'espère aussi envoutante …
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K
c'est étrange et envoûtant ce récit à souhait tellement que j'ai hâte du prochain épisode .... quel talent M Enluméria <br /> <br /> j'envoie quelques coquillages à Damien pour le récit suivant!<br /> <br /> alors et leur assiettée de GOMBOS ??? c'était quoi ???<br /> <br /> bisousssssssssss
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