Rose hiémale (EnlumériA)
Ils marchaient déjà depuis une vingtaine de minutes, sans parler. Chacun gardant sa réserve. Chacun réfugié dans une méfiance latente. Damien ne comprenait pas ce qu’il faisait là, cheminant sur une plage inconnue aux côtés d’une femme taciturne. Quant à ce que pouvait ressentir Kaelia, Dieu seul savait. Au loin, la cité de Cristal ne semblait pas se rapprocher. À droite, l’océan étal paraissait aussi vivant qu’une nappe de mercure. À gauche, une forêt inextricable de palétuviers séculaires abritait sans conteste d’obscurs secrets. Derrière eux, la cabane de pêcheur n’était plus qu’un souvenir. Cette impression de faire du surplace et ce silence obstiné décourageaient Damien. Il tenta une question.
— Vous êtes… de cet endroit ? Je veux dire, vous venez d’un village ou d’un port de pêche des environs ?
Kaelia marqua le pas avec sur le visage cette expression ennuyée qui la caractérisait. Tout son corps exprimait une omerta personnelle. Elle consentit à répondre, pourtant.
— Non. Je viens de là-bas.
Elle désigna un point de l’autre côté de l’océan.
— Je ne veux pas me montrer indiscret, vous savez. C’est juste histoire de parler. Vous connaissez la Cité ?
— Non. Pas précisément.
— Ah ! Je vois. Vous êtes comme moi. Un peu tombée de la lune.
Kaelia rejeta ses cheveux en arrière. Elle eut un petit rire discret, presque pudique.
— Je suis née de l’hiver. Celle que je fus, Eva, s’est noyée quelque part dans l’océan d’une vie décevante et glaciale. Quand Kaelia est née, ce fut comme si une rose avait percé la pierre de la neige.
Damien s’arrêta un instant pour se masser la plante des pieds. Il se demandait pourquoi Kaelia éprouvait le besoin de s’exprimer comme une Sybille. Lui qui avait toujours rêvé de rencontrer une femme mystérieuse dans des circonstances étonnantes, il était servi.
— Une rose a percé la pierre de l’hiver. Belle expression ! Un peu emphatique, mais sympa.
— Et vous, vous sortez d’où ? Sans chaussures.
La question qu’il ne fallait pas poser. Damien se demanda ce qu’il pouvait bien répondre sans passer pour un illuminé de la plus belle eau.
— Si je vous dis que j’ai traversé un puits de lumière et de sang, vous en dites quoi ?
— J’en dis que dans d’autres circonstances, j’aurais pensé que vous avez fumé quelque chose de pas très catholique. Mais vu cet endroit, je suppose que ce que vous me dites n’est rien que de plus normal.
Damien éclata de rire.
— Dans le genre pas catholique, vous n’êtes pas mal non plus.
Elle esquissa un de ses trop rares sourires. Dieu qu’elle était belle dans la lumière de cet éternel crépuscule, songea Damien.
— Vous connaissez Luc Bérimont ?
Damien fit signe que non, il ne connaissait pas.
— C’était un poète. Tenez ! Je vous propose un jeu, pour passer le temps. Si je vous dis : « Galopez dans le ciel, chevaux blancs des cortèges ! » vous répondez quoi ?
— Coursiers d’une reine crépusculaire, née d’improbables sortilèges, rétorqua Damien après quelques secondes de réflexion.
Kaelia lui lança un regard admiratif.
— Je vois que monsieur n’est pas dépourvu d’une certaine vivacité d’esprit. J’apprécie.
Damien haussa les épaules.
— Je n’ai aucun mérite. Je faisais partie d’une ligue d’improvisation.
— Quand même. Je confirme. J’en ai connu d’autres qui avaient autant d’esprit d’à-propos qu’une flaque de bouillon gras. Ça me change.
— Si vous le dites.
En attendant, Damien se demandait ce qui allait se passer lorsque cet interminable crépuscule cesserait. Lorsqu’il aperçut quelque chose qui ressemblait à un village à la lisière de la forêt, il prit son air le plus narquois pour dire :
— Une rose a percé la pierre de la neige, mais elle n’a pas vu ce que je vois moi. Regardez. Je crois bien que nous avons trouvé où passer la nuit.