Participation de Mamido
Le ciel était clair lorsque j’ai décollé ce matin du petit aérodrome des Everglades où est basé mon Cessna 310 habituellement.
J’ai survolé un moment la mangrove. Le bruit de mes moteurs a dérangé des oiseaux qui se sont envolés dans de grands battements d’ailes, juste devant mon appareil. J’ai pu apercevoir un crocodile se faufiler furtivement dans l’eau saumâtre à la recherche de son petit-déjeuner. Lorsque j’ai relevé les yeux, face à moi, l’immensité de l’océan s’offrait à mon regard.
J’ai dirigé mon avion au-dessus de ce bleu d’azur qui se confondait avec l’horizon. Quitter la terre et le spectacle affligeant des comédies humaines qui s’y déroulaient. Larguer les amarres. Oublier la pesanteur et les obligations futiles de ma vie ratée.
Hier matin, elle m’a quitté. Sans espoir de retour.
Je lui avais pourtant tout donné : mon amour fou et ma fortune. Mais ça n’a pas suffi.
« L’amour ne s’achète pas, Morty. Tu ne peux pas me retenir, même dans une cage dorée. Il faut me laisser partir, il faut me libérer. » Alors, j’ai fait un pas de côté, j’ai ouvert la porte en grand, sans rien dire. Elle est passée devant moi, avec juste deux grosses valises. Elle laissait derrière elle des armoires pleines de vêtements griffés, des coffrets remplis à ras bord de bijoux précieux. Et mon cœur brisé. Sans aucun regret, semblait-il. Dehors, un taxi l’attendait. Destination inconnue. Je l’ai regardée s’en aller. Elle emmenait mes espoirs et mon amour en me laissant seul, au milieu de ma vie dévastée.
C’est pourquoi à présent, je vole plein Sud, vers le triangle des Bermudes. Sans espoir de retour, moi non plus.
Ce n’était pas prémédité. C’est lorsque j’ai entendu la voix affolée de Jane, là-bas dans la tour de contrôle de notre petit aérodrome.
« Allo Papa Tango Charlie, répondez, nous vous cherchons ! Apparemment vous avez dévié de votre plan de vol et vous vous dirigez plein Sud, vers le triangle des Bermudes. »
A ce moment-là, ce n’était de ma part qu’un instant d’inattention. Je noyais ma solitude dans le bleu de l’océan. Il aurait suffi d’une légère traction à gauche sur le manche à balai pour réintégrer mon chemin habituel.
Mais ce rappel angoissé de la tour de contrôle m’a fait prendre conscience qu’à terre, plus grand-chose ne me retenait. Alors, cette fois-ci, délibérément, j’ai gardé le cap au Sud, vers le triangle des Bermudes. Je suis décidé à voler jusqu’aux dernières limites des réservoirs de mon bimoteur, et advienne que pourra.
« Allo, Papa Tango Charlie, répondez, nous vous cherchons… »
Déjà, je les entends moins bien. Ma décision est prise. J’ai perdu celle que j’aimais, je sais qu’elle ne reviendra jamais. A quoi bon continuer cette vie de chien où je ne compte pour personne ?
Désormais, la radio est muette. Je ne capte plus rien. Plus de «Allo, Papa Tango Charlie » pour me faire changer d’avis. Les instruments sont tous déréglés, les commandes ne répondent plus. Je perds de l’altitude. Mais je m’en moque. Je ferme les yeux, je me laisse aller. Plus rien ne compte puisqu’elle m’a quitté.
« Allo, Papa Tango Charlie, vous êtes arrivé ! Dans la faille des désespérés, vous vous êtes glissé. De ce côté, je vous attendais. » J’ouvre les yeux sur le magnifique sourire de la plus belle femme que j’ai jamais rencontré. Elle prend ma main pour m’aider à descendre de l’avion. Elle m’attire vers elle pour m’embrasser. D’autres gens l’accompagnent. Ils m’entourent et m’accueillent avec des gestes bienveillants.
« Vous allez voir, tout va bien se passer. Vous allez vous plaire ici. Vous avez bien fait de vous diriger plein Sud, vers le triangle des Bermudes ! »
Rive de Gier, le 10 Mai 2014.