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Le défi du samedi
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17 mai 2014

Hamilton (Pascal)

Milieu des années 70.

En pleines manœuvres, dans le triangle des Bermudes, nous avions essuyé un orage magnétique assez impressionnant et des étincelles bleutées couraient encore jusque dans la mâture avec des grésillements inquiétants. Aux changements d’allure du navire, les cheminées crachaient des myriades de pépites incandescentes dans le souffle vrombissant des fumées. Comme des confettis sans fête, elles s’enfuyaient sur la mer, se collaient en se tortillant sur le pont humide ou fusionnaient avec les flammèches gesticulant autour du radar de veille.
C’était une impression dantesque comme si tout échappait à la réalité ; d’autres couleurs éphémères naissaient en se débattant au milieu de cette suspension intemporelle. D’étranges  phénomènes commandaient le navire dans une fantasmagorie hallucinante. La petite flamme tricolore paraissait bien ridicule au milieu de cette tourmente. Je transpirais une sueur inconnue, j’avais un goût âcre de soufre brûlant dans la bouche comme si la porte des forges de l’Enfer était entrouverte devant nous…  
L’étrave bousculait la mer et des paquets d’écume blanchâtre se collaient entre les fils du bastingage. Loin derrière, dérivant à la surface, on voyait encore des champs d’algues phosphorescentes aux incessants reflets jaunes et rouges. Un instant, le soleil aléatoire décorait ces efflorescences en mille lumières multicolores ; l’instant d’après, c’était une immense nappe sombre gonflant l’angoisse de l’équipage. La mer des Sargasses se tapissait de croyances obscures dans l’ombre revenue…
Tant de légendes, tant de faits divers et tant de disparitions courent ici. Cette zone aux profondeurs abyssales, où les vents meurent, où les courants emportent, où les bateaux s’égarent, nous, on naviguait dessus, de long en large, dans tous les azimuts, comme si nous voulions vraiment nous volatiliser ! Etait-ce à nous de certifier au monde qu’il n’y avait rien à craindre sous ces latitudes ?... A l’incohérence de notre route en zigzag, tribord devenait bâbord, la proue remplaçait la poupe et notre sillage traçait des grands cercles de ricochets houleux qui venaient refrapper la coque dans une autre manœuvre de navigation.

Tout à coup, les haut-parleurs du bord ont hurlé : « Poste de combat ! Poste de combat !... »

Comme une fourmilière dérangée par une brindille fouineuse, tout l’équipage s’est rué vers ses compartiments d’astreinte guerrière. Dans l’effervescence du chambardement, je n’avais pas entendu le « pour exercice » qui se répète après le « poste de combat ». J’étais tétanisé par une peur irrationnelle. Tout autour de moi, les portes étanches se refermaient avec un empressement inquiétant. Je gueulais : « C’est pour exercice ?... C’est pour exercice ?... » mais personne ne répondait comme si chacun cherchait son salut dans des gestes automatiques…

Nous étions attaqués… Je n’arrivais pas à réaliser cette terrible évidence. Le bateau a effectué une manœuvre d’urgence et je faillis tomber à la mer tant la gîte devenait importante. Je m’agrippais aux poignées de la dernière porte étanche encore entrouverte et, pourtant, je n’arrivais pas à me retenir tant j’étais absorbé par cette effroyable pensée.

Les lourdes tourelles ont commencé à se mouvoir vers l’horizon comme si elles avaient repéré l’intrus entrant dans notre zone. J’entendais distinctement les norias remonter les douilles et les obus jusqu’aux affûts. Alors, on allait parer à un affrontement réel ?... Quels étaient nos ennemis dans ce satané triangle des Bermudes ?... Instinctivement, je regardais dans la même direction que celle des canons pointant vers le ciel.
Dans les haut-parleurs, des ordres impérieux fusaient en cascade ; les timoniers avaient hissé le pavillon de combat sur le plus haut mât et les radars d’attaque tournaient désespérément comme s’ils cherchaient à prendre l’importun dans leurs mailles…
Soumises aux changements d’allure, les cheminées des chaufferies laissaient cracher une fumée épaisse et nous semblions nous cacher dans son nuage…

Soudain, entourés d’une aura brumeuse, j’aperçus, aux raz des flots, deux points lumineux qui fonçaient sur nous à une vitesse supersonique. A mesure de leur progression, le soleil se reflétait sur ces deux objets volants non identifiés. Notre navire a exécuté une autre évolution de dégagement par rapport à la course rectiligne des extraterrestres mais je voyais bien que nous étions bien trop lents. Tout se déroulait en accéléré mais je visionnais chacune de ces images au ralenti. Notre sort était réglé, nous allions périr ici ; nous allions allonger la longue liste des bateaux perdus dans le triangle des Bermudes…  

Les trois tourelles de 127 tentaient désespérément d’accompagner la course vertigineuse des deux bolides mais les réglages des télépointeurs tardaient à suivre ces cibles tellement rapides.
Un gradé m’a hurlé de refermer la porte étanche quand ils sont passés au-dessus de nous. C’était un vacarme assourdissant, une sorte de roulement de tonnerre strident comme seule la furieuse foudre engendre pendant l’orage. Nous n’avons même pas eu le temps de tirer… Des hublots jusqu’aux manches d’incendie, tout tremblait dans le navire, même mes dents claquaient sans que je puisse dominer cette terreur d’apocalypse. A chaque seconde, j’attendais l’impact imminent, l’explosion fatale, celle qui allait réduire nos vies à néant. Derrière moi, le second maître a juste commenté : « Deux *Crusader US en patrouille !... Ca déménage !... Toi, matelot, je te mets au rapport pour ne pas avoir rejoint assez rapidement ton poste de combat. La prochaine sortie, tu la feras avec des jumelles en bois… » J’ai raté l’escale à *Hamilton…


Pascal.  

Hamilton : Capitale du territoire britannique d’outre-mer des Bermudes.
Crusader : Chasseur supersonique embarqué sur les porte-avions US.

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Commentaires
P
Merci à tous pour vos commentaires sympas. Pascal.
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M
Tourbillonnant, vibrant, époustouflant !!!! J'y étais, j'ai eu peur !!! Bravo Pascal !!!! Superbe écriture !!!!
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K
tu prends ta règle pour le défi (defit ) alors et tu traces avec un Té !! ( lol)
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N
Tu écris très bien ! Et qu'importe le sujet, chaque samedi, c'est bluffant !
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W
Regrette rien, Hamilton, c'est toujours pour Horatio...
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B
Quelle Aventure je me suis abandonnée à cette lecture ! j'y étais j'ai vu "la mer des sargasses se tapissait de croyance obscures dans l'ombre revenue" <br /> <br /> <br /> <br /> Quel écrivain un grand Bravo !
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K
si si il y a pensé ! et surtout il le fait d'écrire<br /> <br /> <br /> <br /> moi j'aime beaucoup aussi l'image de la fourmilière avec la badine<br /> <br /> <br /> <br /> et pour ce qui est des récits guerriers c'est pas trop mon genre mais là c'est haletant!
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E
J'ai lu ce récit avec, dans les écouteurs, Astronomy Domine de Pink Floyd. Pure coïncidence, mais bon sang ! Je me serais cru dans un film. Et sinon, écrire des romans, me dis pas que tu n'y a jamais pensé.
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E
As-tu déjà pensé à écrire tes mémoires, matelot? ;)<br /> <br /> <br /> <br /> J'aime beaucoup :" Comme une fourmilière dérangée par une brindille fouineuse" entre autres belles expressions imagées.<br /> <br /> Sourire d'Ep'
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F
Et bien, quelle aventure !!
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