Cigogne (par joye)
Voici des souvenirs qui n’ont pas envie de se laisser raconter. Dès que je mets un mot, il s’enfuit. Dès que je réussis à en aligner deux ou trois, ils se bagarrent et je dois les séparer et puis les remettre dans leurs cages pour les punir.
Je voulais me servir des mots pour raconter ma maman, une femme qui vivait entre la lumière et l’ombre. Elle avait un sourire grand comme un oiseau s’envolant vers l’horizon. Son sourire exhilarant nous permettait d’oublier parfois la cruelle réalité de notre situation – le papa disparu, le toit qui fuyait, les nuits froides où nous nous couchions dans le noir sans avoir eu plus qu’une croûte à grignoter lors du repas du soir.
C’est dur, ça, et les mots refusent de faire ce que je veux. Ils disent que c’est trop douloureux, et je suis bien d’accord. Nerveux, ils ne veulent pas rester. Ils ont envie d’aller se cacher aux arbres. Et moi aussi.
Ma mère et moi vivions de fil en aiguille, disait-elle, et surtout de ses ciseaux d’argent en forme de cigogne qui avaient appartenu à son arrière-grand-mère. Maman reprisait les vêtements du voisinage, mais quand un voisin pouvait se permettre un bout de tissu, elle confectionnait des robes de mariage et de baptême, resplendissantes de broderie Richelieu. Quand il y avait un peu d’argent, maman m’achetait des livres, du papier, des stylos, de l’encre. Elle n’achetait jamais rien pour elle-même. Elle disait qu’elle n’avait besoin de rien sauf le sourire de son fils.
C’est ça, maintenant, les mots s’envolent comme des pigeons dans un square, je ne les vois même plus, les larmes se jettent de mes joues, se mettent à danser dans les flaques d’encre sur la page.
Un soir, en rentrant de mon petit boulot d’apprenti, je vis dans la vitrine du chapelier un magnifique chapeau, le genre de chapeau que portaient les hommes importants, comme mon patron. Le chapeau me parlait, il fallait que je le possède, je savais exactement ce que je pouvais ramener au mont-de-piété pour avoir la somme nécessaire.
De nouveau, les mots se sauvent, effarouchés, ils ne veulent pas vous raconter ce qui arriva après, ils ne veulent pas admettre qu’en rentrant avec mon beau chapeau, je découvris le cadavre allongé dans l’ombre devant les derniers tisons de la cheminée, ils n’ont pas envie que je vous raconte les obsèques de la dame souriante, enterrée par son fils volage.
Eh bien, voilà, les souvenirs que mes mots sauvages ne souhaitaient pas raconter. Depuis ce jour-là, je porte encore mon beau chapeau bleu, ce chapeau dans lequel quelqu’un, pendant que je rêvais, avait découpé quelques oiseaux qui s’envolent encore vers l’horizon.