Carrefour giratoire (Sergio)
Il était 17 h45 ce soir d’hiver
PIOTR fonçait perché dans la cabine toute neuve de son SCANIA V8 730 CH. Il n’en revenait pas de conduire un tel camion. Lui, le petit enfant de la campagne bulgare il revoyait son père Pavel, le pêcheur qui revenait juché debout sur son char attelé à un bœuf une fois sa journée terminée à Artchar, son village de naissance .Il le voyait arrivé, son père était un géant indestructible. Maintenant il était mort, terrassé par le « crabe »héritage des cigarettes « Belomorkanal » spaciba URSS. Maintenant, c’était lui qui était le chef de famille mais lui arpentait les routes d’Europe, loin de chez lui sur son char moderne. Ce soir, insouciant dans sa nouvelle cabine confortable, climatisée et insonorisée il roulait vite, trop vite vers ce giratoire. Roulant vers l’ouest le soleil couchant l’éblouissait mais il était ailleurs perdu dans sa solitude et sa nostalgie.
Il était 17h45 ce soir d’hiver.
Marcel, pied au plancher dans sa vieille camionnette de chantier rentrait chez lui après un après-midi bien arrosé. Il faisait froid ce jour-là et il n’avait pu avec son équipe couler la dalle de compression du plancher du premier niveau .Le chantier était encore ouvert à tous les vents. Avec cette bise polaire déferlant du nord et des températures négatives le coulage était impossible techniquement. Ils auraient coulé mais le contrôleur technique avait mis son véto. Le froid et la météo n’avaient pas de prise sur eux. C’était leur fierté d’homme, la seule peut être mais ils s’y accrochaient. Attitude incompréhensible pour l’architecte parisien qui les saluait à peine, du bout des lèvres et qui serait furieux lors du prochain rendez-vous de chantier .Il avait donc invité toute son équipe au routier du coin pour arroser la petite fille de Jésus son chef d’équipe .Arrosée, le terme le plus indiqué serait plutôt inondée. Mais bon, Marcel rentrait chez la « baronne »et bien que le soleil lui fasse de l’œil, il avait bien vu le camion flambant neuf qui fonçait sur la route venant de droite. Mais, foi de Marcel ce n’est pas ce cochon d’étranger de l’est avec son camion rouge qui allait l’impressionner. Ah non pas lui, pas Marcel !!!!!
Il était 17h45 ce soir d’hiver
Marie rentrait chez elle, après sa journée de travail au supermarché du sud. Elle était caissière, non ! hôtesse de caisse maintenant, dixit le nouveau DRH. Son salaire n’avait pas évolué depuis. Son compagnon, amateur de western italien déclamait l’air sérieux, singeant Clint Eastwood «Tu sais Marie, dans la vie il y a deux catégories de personnes. Ceux qui ont un costume gris de premier de la classe et ceux qui rament. Eh bien toi Marie tu rames !!!! »Ils éclataient de rire et le soir, heureux ils se repassaient le film. Elle avait récupéré chez la nounou en plus de son trésor, son petit Jules tout blondinet, les deux jumelles de sa sœur. Ces deux pestes se chamaillaient et tentaient de se tirer les couettes bien que, séparées par le siège auto de P’ti Jules. La route était glissante. Elle savait que dans ces plaines balayées par la bise les sols se couvraient de verglas. Avec ses pneus lisses, qu’elle n’avait pu changer le mois passé elle se dépêchait de rentrer. Elle se retourna, exaspérée par les cris stridents des deux chipies.
Il était 17h45 ce soir d’hiver
Daoud roulait tranquillement, plein sud direction Marseille puis la Tunisie .L’hiver il rentrait chez lui cumulant tous ses congés, récup, RTT. Il détestait le froid humide qui te transperce. Vivement le soleil de Tozeur, la porte du désert et la lumière éclatante, éblouissante, assourdissante du Chott-el-Djérid. Daoud roulait prudemment. Il n’était pas pressé et le chargement sur la galerie invitait à la prudence. Tout le monde lui disait « tu pars au bled Daoud ? » « EH comment t’as deviné ? » « j’sais pas, la galerie…… » Et là ,ils éclataient de rire. Il emmenait des cadeaux pour la famille plus des produits introuvables qu’il revendrait et puis toutes les commandes spécifiques ;un pot d’échappement de Renault 12.un tambour de machine à laver de tel modèle, même deux pneus neige 175-55-R17 pour son cousin Djalil .La commande l‘avait surpris mais il avait promis. Peut-être que Djalil anticipait la prochaine glaciation ?? Inch Allah !!
Il était 17h45 ce soir d’hiver
Un troupeau de chevreuils après s’été gavés de mais dans un champ bizarrement oublié empruntait la cinquième route menant au nouveau rond-point. Les animaux, non informés par les services de la DRIRE n’avaient pas encore intégré la nouvelle géographie urbaine qui grignotait leur territoire. Ils s’engageaient donc pensant trouver le petit bosquet de boulots qui leur avait souvent servi de refuge. Ils se retrouvèrent désorientés et apeurés avec quatre monstres hurlants qui se précipitaient vers eux, les aveuglant de leurs énormes yeux jaunes..
Il était 17h45 ce soir d’hiver
Fort heureusement Daoud qui bien que peu pressé, arriva exactement douze secondes avant Marie qui conduisait bizarrement en regardant vers l’arrière. Fort heureusement le chargement africain de Daoud mal arrimé perdit les deux pneus de Djalil qui allèrent percuter le flanc gauche de la voiture de Marie. Dans un réflexe idiot, mais salvateur elle donna un coup de volant vers la gauche .Elle finit sa course, hébétée, sa voiture enlisée dans un champ de betteraves fraichement retourné. Heureusement Marcel dans un rêve éthylique cru voir, lui sur sa droite un troupeau de rennes et même le Père Noel sur son traineau. Il freina doucement, silencieusement pour admirer avec ses yeux d’enfant ce spectacle quasi miraculeux. Heureusement le camion scandinave de PIOTR équipé d’ESP, bardé de technologie de contrôle anti ……etc. détecta à temps le verglas, ralentit en douceur le mastodonte avant le nouveau giratoire. Il vit donc Daoud perdre son chargement et Marie foncer dans le champ. Il vit, aussi Marcel les yeux exorbités, le regard tendu vers le troupeau de chevreuils qui s’enfuyait à toutes jambes, passer son chemin, perdu dans ses rêves d’alcooliques. Daoud et Piotr aidèrent Marie à sortit de son bourbier. Elle les invita à diner .Elle leur devait bien cela.
Tout fini bien mais !