Obscure-moi (Stella No.)
J'entends marcher dehors. Tout est clos. Il est tard.Ma lampe seule veille le temps qui s’écoule inexorablement. La nuit est mon domaine. Tout y est perceptible. Les canalisations du voisin, le chien errant, l’adolescente babillant dans l’appartement du dessus. Je suis seule et j’ai conscience de tout ce qui m’entoure. Chaque murmure me parvient avec clarté. Chaque battement de mon cœur martèle mes pensées. Des pensées sombres. Sombres comme la nuit. Sombres comme ma vie.
Un verre de JD à la main, plantée devant la fenêtre ouverte, le regard fixé sur la rue. J’observe le monde à ma manière. J’exhale un soupir de bien-être. L’invisible devient discernable. Je deviens le monde qui m’entoure. J’existe sans crainte et sans fureur. Je m’accomplis parmi les ténèbres. Les stimuli de la nuit m’emplissent et me rassérènent. Là où la lumière me détruit, l’obscurité me nourrit.
Pas besoin de se concentrer pour discriminer les sons. Tout est pur. Je peux isoler et définir chaque élément du monde. Je fais enfin partie de ce monde qui m’est hostile le jour.Pas besoin de se contraindre afin d’éviter des obstacles. Mon monde est solitaire. Je peux marcher dans la rue, je peux courir sans risquer de percuter un être humain trop égoïste pour s’écarter. Je suis le monde, je suis la plénitude.
Et demain… demain m’effraie encore plus que la lumière. On me propose de quitter les ténèbres. Un médecin aurait la solution. Demain, il souhaite m’opérer. Demain, il a prévu de rendre la vue à l’aveugle que je suis. L’obscurité m’a accompagnée depuis tant d’années. On me demande de la trahir. Au nom de la famille, au nom de l’amitié, au nom de l’amour. Ils disent que ce sera mieux pour moi. Ils disent que je serai plus libre. Qu’en savent-ils, ceux du monde de la lumière ? Je ne sais pas ce que je suis, mais ce dont je suis sûre, c’est que je suis connectée à la nuit. Alors demain… demain, je verrai bien.
*Photo de Arif Ali (AFP/Getty Images) que j’ai légèrement retravaillée.