J’entends marcher dehors ! (Sergio)
J’entends marcher dehors. Tout est clos. Il est tard.ma lampe seule veille.
Je l’éteins par prudence car marcher n’est pas l’expression exacte.
Ce qui vient vers cette porte dérobée de ce vieux cimetière anglican ou j’attends caché, avance plutôt en claudiquant, en trainant les pieds. Cette démarche asymétrique et lourde s’accompagne d’un crissement métallique alternatif qui dans le calme crépusculaire de cette vallée oubliée, dans ces brumes sinistres à peine transpercées par une lune blafarde écorcherait le flegme du plus calme des observateurs.
Je n’aurais pas dû venir. Mon vieil ami le professeur Howard-P-L m’avait mis en garde. Il m’avait fait jurer de ne pas m’y intéresser. Des évolutions cauchemardesques m’ont forcé à un parjure.
Quelques décennies auparavant il avait essayé de comprendre. Il n’en était pas revenu indemne. Il en était revenu fragile, ne sortait plus la nuit et évitait soigneusement les vieux quartiers de la ville basse où s’étaient retranchés tous ces êtres bizarres, secrets, toujours chaudement couverts comme s’ils étaient transis de froid. Ils étaient arrivés, petit à petit, débarquant dans le secret par le port de cargo apatride. Peu de gens avaient vu leurs visages mais ce petit nombre décrivaient, horrifiés leurs faces simiesques couvertes d’une peau de batracien gluante. Ils s’étaient installés près des eaux noires et huileuses de l’ancien port désaffecté, dans les vieux entrepôts qui avaient vu tant de commerce avec des colonies oubliées depuis.
Ma curiosité malsaine m’avait mené dans cette nécropole et ce que je vis apparaitre par la lourde porte grinçante me fit quasiment perdre connaissance. Je me recroquevillais derrière la grille rongée par la rouille du vieux caveau dans lequel je m’étais caché. La, terrorisé, me mordant le poing jusqu’en saigner pour ne pas hurler, je vis passer devant moi un défilé démoniaque de créatures mi-humaines, mi-animales , leurs yeux globuleux, exorbités tournés vers la lune et psalmodiant dans une langue inconnue, assemblage de cliquetis insectoïde et de raclements de gorge glaireux. Je m’aperçus alors que ce que j’avais pris pour le bruit métallique de godillots ferrés était en fait le raclement cauchemardesque de griffes acérées pointant de leurs trois orteils nus. Le sautillement trainé, leur démarche proprement amphibienne, la bizarre mélopée et les effluves envoutantes qui s’élevaient de leurs encensoirs réalisés dans ce qu’il me sembla être un crâne humain, eurent raison de moi.
A peine la dantesque parade évanouie dans la partie la plus ancienne, la plus dégradée où seules de très vieilles stèles de basalte revêtues d’inscriptions cunéiformes à demi-effacées, s’élèvent tordues et brisées , je m’enfuyais comme poursuivi par une légion de démons. Je fuyais vers la montagne, suivant des sentes dans des landes rases aux rares arbustes distordus. Je fuyais ce cimetière et ces créatures sorties des enfers mais surtout je fuyais mes semblables.
La vision de ces hybrides mi-humains, mi-sauriens m’avait confirmé une chose terrible, inavouable.
La même mutation était en marche sur moi. Mes pieds avaient commencé à se transformer. Je n’avais comme eux, plus que trois orteils au bout de pieds squameux et palmés. Mes ongles devenaient des griffes, de terribles griffes. Je me voûtais et la lumière du jour m’était devenue insupportable. J’étais irrésistiblement attiré vers l’eau, une attirance atavique.
Il fallait que je m’éloigne de la ville, de ses miasmes fétides qui véhiculent l’infection. Pendant que ma conscience me le permettait je devais me perdre dans les bois noirs du versant sombre de la montagne, il fallait que je m’y oublie définitivement.
Mais il est déjà trop tard. Je les sens. Ils me suivent. Je suis déjà un des leurs.
J’entends marcher derrière. Le monde est clos et il est tard.
Ma lampe seule veille sur la lande.