Troubles de la réalité (Hime Chan)
« C'est moi, je suis rentré ! »
Laura, 5 ans, se précipite dans mes bras.
« Coucou mon papounet ! »
Ses jolies couettes brunes dansent sur son crâne. Eva passe la tête depuis la porte de la cuisine.
« Bonsoir, Chris, passé une bonne journée ? »
Je l'embrasse :
« Épuisante... Tu as fait à manger ? je demande, un peu étonné vu que ma femme n'est pas exactement une fée du logis...
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Oui, il y avait des restes dans le frigo et je suis rentrée tôt du boulot.
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C'est super, parce que là j'ai vraiment pas la force de cuisiner... tiens, Camille, tu es là ! Ça s'est bien passé à l'école aujourd'hui ?
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Comme d'habitude... Nathan a pas arrêté de se moquer de moi. »
Ma petite Camille... Beaucoup trop sérieuse pour ses 7 ans et demi. Du coup, les autres enfants ne la laissent pas tranquille, et elle n'arrive pas à s'intégrer dans sa classe. Les enseignants envisagent de lui faire sauter une classe mais je ne pense pas que ça arrangera les choses.
« Léa ne t'a pas défendue ?
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Non, elle a pas eu besoin.
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Pourquoi ?
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J'ai fait un croche patte à Nathan et il est tombé dans le couloir. Tout le monde a rigolé et il a arrêté. »
Je souris discrètement. Au moins, elle sait se défendre ! Mais je ne peux pas l'encourager...
« Tu sais, c'est pas très gentil les croches pattes.
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Je sais.
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Tu ne le referas pas, d'accord ?
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Moui... »
Pas sûr qu'elle m'obéisse... Enfin bon, le sujet est clos. Je vide le lave-vaisselle pendant que mes deux filles adorées mettent la table. Puis nous nous installons tous ensemble et lorsque Eva pose la casserole sur le dessous de plat, Laura s'écrie :
« Miam, c'est prêt ! »
Mais elle déchante bien vite :
« Oh non, maman, encore des haricots verts ! » gémit-elle.
Je ris. Incorrigible !
« J'ai bien mangé, moi ! Je murmure à Laura pendant que j'essuie les casseroles
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Moi aussi mais il ne faut pas le dire à maman sinon elle va croire que j'aime les haricots » me répond-elle en fronçant les sourcils.
Eva a très bien entendu nos messes basses, mais elle ne relève pas.
« Allez les filles, lavage de dents illico presto ! »
Elles obéissent sans protester (pour une fois!). De mon côté, j'entre dans le salon. Je me pose dans le canapé et prends la télécommande. Camille et Laura vont se coucher, elles me font toutes les deux un câlin et je leur souhaite bonne nuit. Soudain, alors que la plus petite se frotte les paupières en baillant, l'aînée plante ses iris bleus dans les miens et m'annonce mécaniquement :
« Contrôle du rythme cardiaque. Tension normale. Régulation de l'activité cérébrale. »
Les yeux agrandis de stupeur, je la regarde partir dans le couloir. Je me tourne ensuite vers Eva. Elle semble parfaitement indifférente, crayon dans une main, carnet à dessins dans l'autre.
« Tu as entendu ? Je demande. Elle se moque de moi ou quoi ? Camille raconte des trucs bizarres...
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Elle t'a juste dit bonne nuit, je ne vois pas ce qu'il y a de bizarre ! » répond-elle en haussant les épaules.
Alors pourquoi est ce que j'ai entendu cette voix métallique et cette phrase sans queue ni tête ?
Après le film (complètement nul, d'ailleurs), je me suis couché. Je suis maintenant étendu sur le dos, fixant le plafond comme si j'allai y trouver des réponses. Je n'arrive pas à dormir. Je repense aux paroles de Camille. Je sais qu'elle est différente des autres petites filles et qu'elle a du mal à se mêler aux autres, mais irait-elle jusqu'à raconter n'importe quoi pour se faire remarquer ? Non, ça ne lui ressemble pas. Ou alors c'est moi qui divague. Le surmenage peut être. Oui, ça doit être ça. Enfin, je vais quand même pas ressasser ça toute la nuit. Allez, au dodo !
« Bip ! Bip ! Bip ! »
Tout est froid et glacé autour de moi. Un bruit singulier, un bourdonnement ininterrompu se répand dans mes oreilles. Où suis-je ? Une phrase tourne en boucle dans ma tête :
« Erreur de fonctionnement du matériel... Erreur de fonctionnement du matériel... Er... »
Je repose sur une surface métallique, et des aiguilles de givre s'enfoncent dans ma peau, dans mon corps, m'affaiblissent comme autant de sangsues. Je suis faible, si faible que je ne peux même pas ouvrir les yeux. Et ces mains, ces mains sans chaleur et sans douceur qui manipulent mes membres comme ceux d'une poupée. Au... secours... J'ai si... si peur... Au secours... Au secours... AU SECOURS !
« Chris, ça va ? Qu'est ce qu'il se passe ? Chris ! »
Le visage rassurant et inquiet d'Eva est penché vers moi.
« Tu as fait un cauchemar ?
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Ou... oui... juste... juste un cauchemar. C'était juste un cauchemar. »
J'essuie mon front couvert de sueur, et Eva m'entoure de ses bras, me serrant contre son cœur. J'en ai encore le souffle coupé. Bon sang, mais c'était quoi ce cauchemar ?!
Voilà quelques jours déjà que j'ai fait ce rêve traumatisant. La vie a repris son cours, et pourtant je sens que quelque chose a radicalement changé. Je n'arrive pas à trouver exactement quoi... Les collègues me trouvent de plus en plus mal. Je ne sais pas ce que j'ai. Eva essaye de me soutenir, mais en ce moment elle est sur un énorme projet, et elle est souvent en déplacement. Laura réclame sa mère, et Camille se fait tabasser par un petit con de sa classe. Tout part en vrille. La mécanique parfaitement huilée de ma vie est en train de foutre le camp ! Comme si ce cauchemar était la base de tout... Je ne comprends vraiment plus rien. Hier soir, j'ai eu une très longue absence. Camille me racontait sa journée. Je l'entendais, mais c'est comme si ce qu'elle disait n'avait aucun sens. Comme si elle parlait une autre langue. Et puis je suis fatigué... fatigué... En ce moment je suis à mon bureau, devant mon ordinateur. Je tape sans y penser le compte rendu de ma dernière réunion. J'en peux plus... J'ai même plus la force d'appuyer sur les touches, bon sang ! L'épuisement est comme une immense chape de plomb qui s'abat sur mes épaules d'un seul coup. Ma tête dodeline, ma vue se trouble, et je m'écroule sur le clavier.
Encore ce froid intense qui me gèle de l'intérieur. Mes os sont lourds et douloureux. Les mêmes bruits de machines, les mêmes mains qui m'auscultent. A... Arrêtez-ça ! J'ai trop... trop mal... froid, trop froid...
« Tension faible. Température basse. »
Une voix, celle de Dieu ? Je crois en Dieu. En cette puissance qui nous guide tous. Sans qu'on le sache. Alors pourquoi cet être supérieur que je pensais bon me fait-il subir une telle torture ? Je vous en supplie... faites que ça s'arrête...
Je me réveille lentement, contrairement à la dernière fois. Mais je suis aussi traumatisé. Mon front couvert de sueur. Mes mains qui tremblent. Vacillant, je me lève et m'abats sur le matelas. Il est déjà 2 heures du matin. Voilà 3 heures que je dors sur mon clavier. Et je suis encore très fatigué. Mais je sais que le sommeil ne viendra pas cette nuit. J'ai trop peur. Les minutes défilent. Elles prennent tout leur temps, comme si c'était leur devoir de rallonger mon supplice. Je fixe l'étendue blanche de mon plafond. D'où peut bien venir ce rêve ? Qu'est ce qui l'a provoqué ? Et pourquoi revient-il ? Je n'ai jamais eu les mêmes cauchemars récurrents que ma femme. Alors pourquoi maintenant ? Qu'est ce que ce rêve a de spécial ? Je n'en ai strictement aucune idée. Tout ce que je sais, c'est qu'il reviendra.
Deux semaines. Deux semaines que je reste chez moi, au lit toute la journée, abattu de fatigue et de terreur. Deux semaines que je fais cette ignoble rêve toutes les nuits. Toutes les nuits. Eva est inquiète. Laura et Camille aussi. J'ai un congé maladie de trois semaines pour l'instant. Je me sens tellement mal... je ne suis plus un enfant qu'un mauvais songe empêche de dormir. Mais celui-ci est trop présent. Trop réaliste. Il est là. Je le sens dans ma tête mais aussi dans mes tripes. Il rôde à chaque fois que mes paupières faiblissent, et lorsque je ferme les yeux il me prend à la gorge. Au fur et à mesure, des éléments se sont rajoutés : l'odeur de l'éther, la sensation d'avoir un tube dans la gorge, une douleur au niveau de l'estomac, une perpétuelle envie de vomir. Mais jamais d'images. Je suis aveugle. Parfois, lorsque je fixe le mur en face de mon lit, ma vue se trouble et je distingue une sorte de vitre... Des visages flous et aux contours mal définis apparaissent de temps en temps dans mon champ de vision, et j'entends des suites de chiffres qui n'ont aucun sens pour moi : 75, 81, 64... Je suis exténué. J'essaye de ne pas dormir. Même les somnifères qui devraient me procurer un peu de sérénité sont inefficaces. Il me hante. Maupassant faisait-il le même genre de rêve ? La lecture de la nouvelle « Le Horla » m'a semblé une biographie de ce que je ressens. Peut-être vais-je devoir attendre qu'il se présente à moi comme au narrateur. Mais ma chambre n'a pas de fenêtres... je divague. Tout le temps. Je chantonne des airs sans queue ni tête. Et puis il y a Camille. Elle me parle encore de choses insensées. La dernière fois, c'était :
« Réparation des éléments informatiques en cours. »
Je suis désespéré. J'ai l'impression qu'il n'y a plus aucune issue. Ou plutôt qu'il n'y en a qu'une seule, que je n'emprunterai pas. Je suis trop lâche et trop courageux. La porte claque dans l'entrée. Tiens, Eva et les filles sont de retour.
Laura se précipite dans mes bras.
« Coucou ! »
Elle babille joyeusement. Mais mon cerveau a décroché au troisième mot. Je me contente de sourire tout en ne comprenant rien du tout. Elle s'installe avec moi sur le lit, et discute ainsi pendant un quart d'heure. Quelle langue parle-t-elle ? On dirait... un mélange de français et d'espagnol... j'entends Eva qui s'active dans la cuisine. Puis c'est comme un bouchon qui saute dans mes oreilles, et la question de ma petite dernière m'interpelle.
« Papa, comment tu as rencontré Maman ? »
Je m'apprête à répondre posément lorsqu'un trouble se fait dans ma mémoire. Et je ne sais plus. Je ne sais plus rien. En fait, je ne me rappelle plus de rien avant la rentrée de cette année. C'est comme si mes souvenirs partent en fumée. Mais la vérité est bien plus horrible et, si elle m'était restée cachée tout ce temps, elle me heurte maintenant en plein poitrine avec la force d'un bulldozer. Ces événements que j'aurais dû vivre, ces moments incroyables... Ils n'ont jamais existé. La vie de Christopher Ariel commence le 3 septembre 2013. Camille se tiens très droite dans l'encadrure de la porte. Ses yeux me transpercent. Ses lèvres ne remuent même pas lorsque sa voix mécanique m'explose les tympans.
« Sujet défaillant. Arrêt de la procédure de rêve artificiel. »
La vie de Christopher Ariel commence le 3 septembre 2013... et s'achève ici.
Mes yeux s'ouvrent. Je suis allongé sur une surface de métal froide. Plusieurs machines clignotent autour de moi. Je détourne brusquement le regard. Je ne veux pas voir les tubes de plastique plantés dans mes veines. Des électrodes tiraillent la peau de mon crâne rasé. Un immonde câble sort de ma nuque. Je le sens sous mes doigts gourds. Alors... c'était ça, le rêve ? Toute ma vie ? Et ça... c'est la réalité ? Si je le pouvais, je pleurerais. Mais mes globes oculaires restent secs. Tout n'était qu'un immense songe, créé de toutes pièces par l'ordinateur qui analysent mes réactions à côté de moi. Oui, maintenant je me souviens de ces scientifiques qui sont venus chez moi. « C'est un expérience révolutionnaire, vous savez ! Vous serez le premier à découvrir la vie de vos rêves ! » me disaient-il. De mes rêves, c'est le cas de le dire ! Ça ne sera jamais rien de plus qu'une horrible fantasmagorie. Je ne comprends pas comment j'ai pu accepter un existence aussi fragile, qui peut disparaître au moindre doute, à la moindre défaillance électronique. Je tourne la tête et regarde à travers la paroi de plexiglas du cylindre dans lequel je suis emprisonné. Il y en a d'autres que moi, à l'infini... Alignés sur des tables de métal comme autant de rats de laboratoire. Ils m'avaient menti. Alors c'est cela, le futur de la race humaine ? Rêver sa vie, jusqu'à ce qu'elle se brise à cause d'un bug ? Pitoyables. Nous sommes tout simplement pitoyables. Trop lâches pour vivre pleinement, sans leurre, sans écran qui nous cache l'ultime vérité. Quelles drogues coulent dans nos veines à présent ? Quels produits hallucinogènes ? Sommes-nous si faibles et trop vulnérables face à la nature qu'il faut nous garder à l'abri dans des prisons stériles et désinfectés ? Sommes-nous si fragiles qu'ils nous enferment pour éviter le moindre choc ? Tout ça me dégoûte. Je voudrais pouvoir m'enfuir loin, très loin, trouver une autre vie avec une autre Eva, une autre Laura, une autre Camille... peut-on aimer une illusion ? Avant, j'aurais peut-être fermement répondu non. Maintenant je hurle OUI, à pleins poumons dans le silence de ma tête. Mais déjà deux blouses blanches s'approchent de ma cellule. Je referme les yeux.
« Il est éveillé, professeur. » dit l'un d'eux.
Sa voix, indifférente et froide, me donne des frissons. La réponse est tout aussi glacée.
« Son rêve n'a pas fonctionné ?
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Non. Son cerveau a refusé le programme. Et ses pensées actuelles vont à l'encontre des règles de l'expérience. »
Je voudrais crier. Crier à m'en briser les cordes vocales. Parce que je sais parfaitement ce qui était marqué sur ce foutu contrat qu'ils m'ont fait signer.
« Il ne nous sera plus d'aucune utilité, alors. Bien. Entamez la procédure d'incinération. »