QUAND LES MARIONNETTES PRENNENT VIE (Lorraine)
La nuit, quand le marionnettiste dort, les marionnettes s’éveillent. Le Chevalier rejette son épée et s’extrait de sa lourde armure. Il n’est plus ce valeureux croisé qu’il incarne depuis tant d’années mais un homme jeune amoureux d’une princesse. Celle qui, enjambant ses jupons en haillons, cesse d’être Esmeralda par cette nuit sans lune.
Princesse, non. Femme tout simplement. Elle se hâte vers un rendez-vous galant, il le voit bien, le Chevalier, il sait qu’elle aime ailleurs. C’est Arlequin qui l’attend au creux de l’impasse et l’attire contre lui. Jamais lui, Chevalier de Montauban, vainqueur des Sarrasins, n’aurait cette hardiesse. Jamais en une nuit trop courte il n’aura l’audace d’exprimer sa passion.
Le marionnettiste les reprend en main dès l’aube pour les astiquer, les recoller tant soit peu, les frotter pour que leurs ors et leurs paillettes luisent. Le Chevalier voit bien que les yeux d’Esmeralda brillent plus fort et qu’Arlequin fanfaronne. Il voit aussi la douce Fée des Eaux, si pâle, si fluide, s’étioler plus encore chaque matin ; comme lui, elle sait lire l’amour des autres et cacher le sien pour cet Arlequin séducteur. Même si Pierrot, si beau dans son costume lilial, dépose chaque soir une rose devant la boîte feutrée où elle feint de dormir, elle est triste, de plus en plus triste.
Le marionnettiste, lui, ne voit rien que son agilité manuelle qui, sur scène, heurte le Chevalier à un Cyrano de comédie, ou envoie au ciel constellé d’étoiles, la fée diaphane. Une sorte de Mère Michel tricote au bord de l’estrade quand le spectacle commence, et elle commente les pitreries d’Arlequin, les prouesses du Chevalier, la beauté d’Esmeralda. Quelquefois, Pierrot la fait taire, car il chante à la lune. Et tout le monde écoute. Quand le marionnettiste, fatigué, éteint les lumières, il ignore que ses gigantesques poupées vivent pour quelques heures la vie des hommes. Et il ne comprendra jamais pourquoi, un matin d’été, il a retrouvé le Chevalier désarticulé dans la rigole voisine, comme s’il s’était tiré une balle dans la tête…