Petit frère (Adrienne)
- Va chercher un pain, dit-on à la petite en lui tendant quelques pièces.
Parfois c’est le montant exact. Alors on lui dit :
- Fais attention à ne pas perdre la monnaie !
Parfois c’est un billet. Mais dans ce cas on lui dit la même chose. Au ton qu’on emploie, elle a compris que perdre le billet est encore plus grave.
Ce qu’on ne manque jamais non plus de lui dire, c’est :
- Et demande-le bien cuit !
Toutes ces précautions sont inutiles : c’est toujours la petite qui va au pain, jamais elle n’a perdu la moindre piécette, ni à l’aller, ni au retour – elle les serre toujours bien fort dans son poing fermé – et jamais elle n’oublie de préciser à la boulangère, une fois son tour venu :
- Un grand pain, s’il vous plaît, bien cuit !
D’ailleurs elle se dit que la boulangère doit savoir elle aussi, depuis le temps, ce que la petite va lui demander…
Puis elle se dépêche de rentrer, en tenant le grand pain rond et lourd serré contre elle d’une main et la monnaie dans l’autre. Des nuages de farine resteront collés à ses vêtements, mais elle n’y peut rien. Elle espère qu’on comprendra.
A la maison, on retourne tout de suite le pain pour en vérifier la croûte :
- Tu n’as pas oublié de demander du bien cuit ? fait-on d’un air soupçonneux.
Car souvent on trouve qu’il n’est pas assez brûlé.
« Brûlé », bien sûr, c’est le mot que pense la petite. Elle ne comprend pas pourquoi les grandes personnes tiennent tellement à ce que la croûte soit quasiment noire.
Mais ces derniers temps, elle a un problème plus grave à résoudre que celui de la couleur des croûtes. Désormais le petit frère, qui a trois ans, veut l’accompagner à la boulangerie.
- Je préfère y aller toute seule, dit-elle à sa mère.
Mais le petit frère ne lâche pas prise. Elle est bien obligée de l’emmener.
Avec lui, rien n’est simple. D’abord, il faut le tenir solidement par la main. Il est imprévisible et la route est dangereuse. Au retour, il faut porter le pain, bien garder la monnaie, tenir le petit frère. La petite aurait besoin de trois mains.
Puis, à la boulangerie, il la fait rougir de honte :
- Je peux avoir un bonbon ? demande-t-il bien fort à la boulangère.
- Tu ne peux pas demander de bonbons, lui explique tout bas la petite, cramoisie. Ce n’est pas poli.
Mais le petit frère fait la sourde oreille. Elle a beau le sermonner, si la boulangère n’est pas assez rapide pour lui tendre un caramel, il s’écrie :
- Je peux avoir un bonbon ?
Les efforts éducatifs de la petite finissent tout de même par produire leur effet. Au bout de quelques semaines, alors qu’elle tend la main pour recevoir la monnaie, le petit frère se tourne vers elle et lui dit :
- Je suis sage, hein ? Je n’ai pas demandé de bonbon !