Ecluse qui peut (Vegas sur sarthe)
Dans un effort surhumain je levai le doute et la deuxième paupière... il était bien là, envahissant la salle de bains de ses rives verdoyantes, le canal de mon enfance.
J'eus beau gesticuler de droite et de gauche puis de haut en bas devant la glace, c'était évident : ma chère Bourgogne s'invitait ce matin là entre douche et lavabo alors que je tentais d'évacuer les épaisses brumes d'une folle soirée à la gloire du Kir cassis.
Revenu de mon étonnement - il y en a qui n'en reviennent pas - je comprenais tout, ce goût aromatique de Chardonnay du dentifrice, le bruit de tracteur de mon vieux rasoir électrique et jusqu'aux beuglements matinaux des voisins du dessous.
Un bruit de cataracte monta soudain - nul doute qu'une péniche passait le bief et allait se présenter à l'écluse des Roches - et craignant que ma belle endormie ne se réveille, je refermai prudemment la porte. Comme le bruit cessait soudain et qu'il était à peine six heures - heure où l'éclusier ronfle au pieu - je compris ma méprise en maudissant le voisin et son popot matinal.
Dans le reflet le canal n'avait pas bougé, résolument calme, déroulant ses méandres entre les chemins de halage bordés de grands peupliers au feuillage bruissant où l'on appuyait nos vélos avant la baignade ou quelque partie de pêche aux azerotes.
Si j'arrivais à m'élever suffisamment, je pourrais même apercevoir le lit de l'Ouche turbulente cachée au creux du talus envahi de broussailles, orties et gratte-culs. Avec un peu de chance je verrais passer une nuée de vairons ou une belle truite Fario...
N'y tenant plus j'attrape vivement le tabouret, me hisse à la hauteur du miroir, tire sur les pans du peignoir pour mieux amorcer un magnifique soleil...
La chambre est blanche tout comme ma chemise et mes bandages. Tout est blanc, ah non... l'infirmière est très noire dans sa blouse très blanche.
Dans la glace au mur, le canal s'est évaporé et pour quelque temps à ce qu'on me dit. Il faudra être patient, attendre une prochaine folle soirée.