LA FETE DES MOTS (Lorraine)
Quel branle-bas dans l’alphabet : j’entends des rires étouffés, des chuchotements, des petits cris joyeux et, intriguée, j’ouvre le dictionnaire : Ils sont tous là, pêle-mêle, les majestueux et les malingres, les stridents et les rampants, les têtes couronnées et les brigands, cohorte de siècles enfuis et de connaissances géographiques. Un bruit de fond larmoie, une page se tourne toute seule et soudain, s’extirpant de la cohue, un I se plante devant moi, tout droit, moulé dans une robe lamée d’argent qui épouse parfaitement sa silhouette d’éphèbe.
- Je suis prêt, dit-il. Et, se tournant vers le B vêtu en bedeau, il l’exhorte: “Dépèche-toi, nous allons être en retard”...
Le M enjambe la page du haut de ses longues guibolles, le D rebondit, le rattrape , lui prend le bras; le E, tout fringant, enlace le ravissant F beau comme une fée dont il a, d’ailleurs les ailes. Le H est en hercule, pagne court, tête rasée, bras velus. Je vais l’arrêter, lui poser ma question, mais le K me devance. Il porte une cagoule vert pomme, un fouet et parle fort:
- Allez, allez, on se dépêche ! Vous, là-bas, toujours à traînailler, hein ? Attendez que je me fâche...
Le Z lui rit au nez. Il avance d’un pas de sénateur et m’apercevant, s’exclame:
- Zut! Vous étiez là?...
Je suis là, oui, médusée, dépassée par Y déguisée en Yseult, que soutient un Tristan dont je reconnais le T. Je commence à m’y faire: voilà le V sans aucun doute, emmaillotté du drapeau de la Victoire; le bicorne de Napoléon chapeaute le W, le bras dans son gilet ! Le O déclame, j’entends “O temps, suspends ton vol”...mais il est déjà loin. Le S a beaucoup d’aisance, il manipule adroitement un lasso et incarne à lui tout seul la Sierra Nevada, tandis que le R remonte le temps sur une horloge de pacotille en gémissant “Je suis en retard, je suis en retard...”.
D’autres sont passés, que je n’ai pas vus, ils se bousculent, ils me bousculent. Et soudain, comme ils disparaissent au loin, un petit dernier sort du dictionnaire : le A, souriant, joli, couronné de fleurs.
- Je suis l’Amour, dit-il.
Et je le crois. Sa frimousse est celle d’un ange. Alors j’ose lui demander:
- Mais que vous arrive-t-il, où allez-vous donc ?
- Tu ne le savais pas ? dit-il un léger reproche dans la voix. C’est la Fête des Mots aujourd’hui. Tu viens avec nous ?
Alors j’ai abandonné tout respect humain, j’ai laissé là mon stylo et mes papiers, et je suis partie en courant rejoindre l’alphabet en folie pour la plus belle des aventures: celle du rêve, celle de l’Ecriture.