Le musée des curiosités (Joye)
Au contraire des tristes cathédrales peu exceptionnelles et de vieux châteaux miteux dans les environs, le musée des curiosités du village où j’ai grandi ne laissait jamais indifférents ses visiteurs. Transformées en musée suite à une démarche du gouvernement pour encourager le tourisme dans la région, les curiosités contribuées par les gens du village avait toujours été un lieu de fascination et d’admiration pour moi.
Dès que je pouvais marcher tout seul - « haut comme trois pommes » comme me disait mon père - Papa m’y amenait afin que je me promène dans les rayons sombres et frais du musée.
J’adorais les bocaux remplis de porcelets roses à deux têtes, de chatons à six pattes. Le chirurgien avait contribué des choses enlevées des corps : une grosse balle de cheveux, des calcaires biliaires impressionnant, une grande tumeur gélatineuse préservée dans l’alcool. Il y avait aussi pas mal de squelettes : celui des veaux siamois m’emballait tellement que j’y allais toujours en premier et puis y allait lui chuchoter « au ‘voir » avant de repartir au soleil, ma main dans la main de mon papa.
Mais quand j’avais quatre ans, tout changea. D’un coup, Papa n’avait plus le temps de m’y emmener, et Maman était occupée à garder mon petit frère. Cela ne m’embêtait pas du tout, parce que Tifère était lui-même fascinant. Dès sa naissance, c’était évident qu’il était exceptionnel.
Pour commencer, il avait une très grosse tête qui avait l’air bien trop grosse pour le reste de son corps. Ses yeux gris étaient eux aussi gros et ronds, si gros que j’avais l’impression qu’ils allaient un jour jaillir de leurs orbites, en fait, j’espérais qu’ils sortiraient pendant que j’étais là, je voulais vraiment voir ça ! Il me fallut un temps pour me rendre compte que Tifère avait d’autres atouts. Maman devait lui donner son premier bain. Je constatai qu’au lieu de deux bras comme les miens, Tifère avait comme des nageoires au bout de ses épaules. Maman faisait comme ce n’était rien et elle me demanda d’aller chercher l’éponge pour son bain. Le temps que je la retrouve, Tifère était déjà lavé et remballé dans sa couverture.
Le plus chouette, c’était le bruit qu’il faisait. De sa trop grande bouche tordue sortaient des sons comme faisaient les phoques que j’avais vus une fois au cirque. Je compris alors que mon frère n’était pas un enfant, mais un phoque. J’en étais ébloui ! Et puis une chose curieuse arriva. Quand j’en parlai à papa ce soir-là au dîner, il me gifla. Papa ne m’avait jamais giflé. Maman se mit à pleurer et quitta la table. Ce soir-là, j’avais l’impression d’avoir cassé un des verres de cristal tellement prisés par ma mère. Je me couchai pour la première fois de ma vie sans bisou de mes parents, ma joue encore brûlante.
Le lendemain, l’incident était oublié, sans doute parce que nous préparions ma première journée d’école. J’eus un nouveau cartable pour l’occasion. J’en étais tout fier.
À la première récré, un groupe de grands garçons s’approcha de moi. Le plus grand, un roux aux tâches de rousseur me dit :
- Hein, c’est toi le frère du monstre ?
- Du…quoi ?
- Du phoque, quoi, t’es pas le frère du phoque ?
- Ah ça, oui ! je criai, en me dressant, encore plus fier de mon Tifère et de ma nouvelle célébrité parmi les grands.
- Pourquoi le gardez-vous chez vous ?
Je ne dis rien. D’abord, je ne comprenais pas, mais je reconnus soudain une agressivité désagréable dans son ton.
- Ouais, pourquoi ne l’envoyez-vous pas au Musée de Curiosités ? fit un autre de la bande.
- Dans un bocal ! cria un troisième, et tout le monde éclata de rire.