L'âge de raison (Caro_Carito)
La brosse glisse sur les cheveux. Deux mains énergiques partagent les boucles brunes en deux parties égales et les tressent rapidement. Un élastique de part et d’autre. « Tu as les yeux tout rouges. C’est à cause de la poupée que tu as perdue ? » La fillette hoche la tête. « Chloé, tu es grande, tu as sept ans. Ce n’est pas malin de se mettre dans cet état pour une vieille poupée en tissu. »
Maintenant que la petite est prête, Laurence boutonne le manteau bleu ciel. « Tu m’écoutes ? » La gamine lève la tête. « Avant d’aller au marché, on va faire un tour dans le jardin, tu as dû la laisser traîner dehors. »
Chloé fixe la poussette où son cousin gesticule. Elle sait bien qu’en arrivant du parc hier, elle est tout de suite montée dans le bureau où on a tiré un lit pour elle. Elle a pris ses crayons de couleur. Elle n’aime pas le jardin, la pelouse est pleine de boue ; le chien lui tourne autour et la bouscule. Elle n’aime pas non plus que sa maman l’ait laissée pour les vacances chez sa sœur. Mais elle n’a pas le choix. Alors elle s’ennuie.
Chloé se tient dans l’entrée, son panier à la main. Elle aperçoit le chien, la truffe collée à la porte-fenêtre. Sa tante ouvre la porte. Julien qui a réussi à s’extirper de sa poussette s’élance. Il saisit soudain une poignée de fils multicolores et la brandit avec des cris de joie tandis que le chien sautille autour de lui.
« Chloé, je crois que l’on a retrouvé ta poupée. » Les mains de Julien s’ouvrent, des bouts de laine tombent par terre. C’est tout ce qui reste de la chevelure de Sidonie, la poupée en tissu que lui avait fabriquée Mamette. « Écoute, Chloé, tu ne vas pas encore te remettre à pleurer. Ça va bien, tu as sept ans, l’âge de raison. On ne pleure pas pour une vieille poupée rapiécée.» Laurence récupère son fils et le case dans la poussette. Chloé les suit. Elle se dit que Julien a dû lui prendre Sidonie quand elle dessinait et qu’il l’a jetée au chien comme une vulgaire balle en tissu.
Elle serre contre elle ce qui reste de son enfant chérie. Mamette avait confectionné ses cheveux avec des laines de toutes les couleurs tirées de sa précieuse boîte à ouvrage. Les yeux bleus taillés comme dans du verre bleu ont sûrement disparu quelque part dans le jardin. Quant au petit corps de tissu, aux habits de princesse… Chloé revoit les vieilles mains déformées broder avec application son nom sur le bord de la robe en liberty. Mamette lui avait ensuite tendu Sidonie. Ce furent les dernières vacances qu’elle passa avec la vieille dame.
« Chloé ». La fillette court vers le trottoir ; on l’attend.
Le lendemain, elle se réveille avant tous les autres, pousse la porte-fenêtre. Dans sa poche gauche, des cailloux qu’elle lance au chien pour qu’il ne s’approche pas. Elle va jusqu’au carré de roses. Elle préfère les jonquilles, mais il n’y en a plus et le vilain chien ne s’approche pas de ces petits buissons d’épines. Chloé se met à genou dans la terre grasse. Elle gratte et enterre les bouts de laine soigneusement enfermés dans du papier de soie. Elle recouvre la petite tombe d’une poignée d’herbe et de pâquerettes. Elle sent que les larmes reviennent avec force ; ses mains sont si sales, surtout ne pas se frotter les yeux. Elle soupire et les ferme très fort. Ne pas pleurer puisque, comme les grand-mères, les poupées meurent aussi et vous laissent toute seule… toute seule avec l’âge de raison.