Souvenirs, souvenirs… (Mamido)
Chimène et Rodrigue (acte III, scène 4)
« Va, je ne te hais point… »
Aux vacances de printemps, l’année de mes quatorze ans, je suis partie avec mes parents dans un châlet-hôtel à St Jean d’Arves, en Savoie.
C’était une maison chaleureuse où l’on accueillait des groupes de jeunes et des familles qui désiraient passer des séjours peu onéreux. Comme dans les gîtes d’étapes, on y dormait en dortoir, les sanitaires étaient communs et on mangeait, assis sur des bancs autour de grandes tablées qui se remplissaient au fur et à mesure de l’arrivée des convives.
Il régnait dans ce lieu une atmosphère joyeuse et bon enfant cultivée par des hôtes conviviaux, à la bonne humeur communicative.
Le soir, on veillait autour de jeux de société. Il y avait toujours quelqu’un pour sortir un instrument de musique et entonner quelques chants repris par l’assemblée. Des moments inoubliables pour l’adolescente que j’étais à l’époque.
Nous avions pour voisins de chambrée deux garçons d’une quarantaine d’années. L’un était libraire, l’autre comédien.
Le premier ayant remarqué ma passion pour la lecture, alimenta celle-ci en m’incitant à découvrir des auteurs « au-dessus de mon âge ». C’est lui qui le premier me poussa dans le monde des lecteurs adultes. Il m’apprit l’exigence et l’éclectisme en littérature. Grâce à nos discussions, je parvins à puiser les idées dans les livres et à me forger mes propres opinions.
Le second me fit travailler le rôle de Chimène dans la scène quatre de l’acte III du Cid de Corneille que je devais apprendre par cœur pour le réciter en classe à la rentrée (et oui, à la fin des années soixante, on pratiquait encore ce genre d’exercices en troisième, au collège !). Il avait aménagé, dans un recoin d’un petit salon de l’hôtel un endroit pour répéter : un fauteuil, un guéridon, un lampadaire, devant un fond de rideau cramoisi tiré sur une fenêtre donnant sur la montagne, à l’arrière du bâtiment.
Dans ce décor feutré, il m’apprit à me tenir correctement, à placer ma voix, la faire porter loin, avec assurance, et sans la fatiguer. Inlassablement, tenant lui-même le rôle de Rodrigue, il me faisait répéter, m’enseignant comment scander les vers pour les faire sonner. Il me donna des trucs pour comprendre et mémoriser ce texte, obscur et difficile pour l’ado que j’étais. Ce travailleur acharné, professeur exigeant me fit appréhender toute la pénibilité laborieuse qui se dissimule derrière la flamboyance du métier de comédien. Très vite j’ai compris que je n’étais pas douée ni très motivée pour ce jeu-là. Non, je ne deviendrais pas une Isabelle Adjani, et même si j’étais née la même année et le même mois qu’elle, c’est tout ce que nous aurions jamais en commun !
Ces deux hommes intelligents, charmants et cultivés, que je n’ai plus jamais revu, après ces quelques jours passés au même endroit, ne se doutent pas de l’importance qu’ils ont eu dans ma jeune vie. Leur disponibilité, leur charisme, leur humanité et leur savoir ont contribué à structurer ma personnalité. Le hasard a fait que je les rencontre juste au bon moment afin qu’ils puissent me donner ce qui m’était alors nécessaire pour grandir.
L’un m’a appris la curiosité. Il m’a surtout donné des clés d’accès à la culture et aux idées et le moyen –inépuisable- d’enrichir ma réflexion et mon esprit.
L’autre m’a permis de surmonter ma timidité, de prendre confiance en moi afin de pouvoir laisser s’exprimer tout mon potentiel.
Je pense souvent à eux deux, au détour d’une lecture, d’un spectacle… Et la photo de ce décor de théâtre a immanquablement déclanché en moi le souvenir de cette période de ma vie.
Merci à vous donc de me permettre de rendre aujourd’hui à ces deux belles personnes cet hommage tardif mais sincère.