L'ombre de lui-même (Célestine)
Le petit homme était seul. Très seul. Il arpentait les allées vertes du grand parc en regardant tristement le bout de sa chaussure vernie. Cette solitude, il en avait accepté l'augure avec sa charge. Mais là, c'en était trop. Le blues s'installait en lui. Il s'assit sur un banc.
Ses amis - mais en avait-il vraiment eu?- le quittaient les uns après les autres...les traîtres.
Je vais disparaître, dit-il à mi-voix. On n'entendra plus parler de moi...
-Eh, mais moi je serai là ! Je reste avec toi !
L'homme se figea.
-Qui est là ?
-Mais c'est moi, ton ombre, voyons !
-Casse-toi, pauvre idiote, j'ai pas envie de parler.
-Mais je ne peux pas, je suis attachée à toi !
-Eh ben, ça en fait au moins une ! C'est que ça se bouscule pas en ce moment !
Quelle dérision ... Il ne lui restait plus que son ombre. Lui dont les rêves de gloire éclaboussaient le monde.
-J'comprends pas, chuis pas l'meilleur ?
-Oh mais si, bien sûr ! Les gens sont ingrats. J'en sais quelque chose, moi qui me fait marcher dessus tout le temps sans ménagement...
-Dis moi , franchement, j'ai pas fait tout c'que j'pouvais ?
-Bien sûr !
-Je me suis pas assez agité dans tous les sens ?
-Ça oui, j'en ai encore le tournis !
-Quand j'pense à tous ces voyages en jet privé, moi qui ai horreur de l'avion, à tous ces repas trop copieux, dans des hôtels de luxe, des repas avec des tas de couverts qu'j'ai jamais su à quoi ils servent...Tout ça, c'était pour eux ! Tous ces discours, ces inaugurations, ces visites, ces Chinois, ces Irakiens, ces Rastaquouères à qui il a fallu faire des courbettes. C'est pas admirable, ça, quand on y pense?
-Génial tu veux dire !
-Et ma femme, elle est pas sublime, ma femme ?
-Euh...si si, magnifique !
-Et puis, bon d'accord, j'ai eu des paroles un peu vives au début, mais après? j'ai pas toujours été sympa avec tout l'monde ? A toujours poser des questions, à faire semblant de m'intéresser, à goûter des trucs infâmes, et à sourire, partout où j'allais. Et j'peux t'dire que souvent, je m'emmerdais ferme!
Et puis, y'a le grand noir, là, le yankee dont j'ai dû supporter l'humour à deux dollars ...Bon sang, c'qu'il a pu m'énerver, clui là! Et je ne te parle pas des Guignols qui se sont payé ma tête, et de...mes amis dont j'ai dû refuser les invitations à m'dorer la pilule sur leurs yachts ou dans leurs châteaux, tout ça pour être "politiquement correct" ! J'aurais bien aimé un peu d'vacances, moi, c'était mon droit, non ? Honnêt'ment, tu crois qu' c'était une vie ?
-Tu as raison..Tu es un vrai philanthrope ! Je dirais même plus, tu es un saint !
-J'ai essayé de vivre comme eux, faire du jogging, divorcer, dire des gros mots...
-Je sais, ça...
-Ben alors, à la fin, qu'est-ce qu'ils m' reprochent ? J'comprends vraiment pas...
-Ils disent ...euh...que tu n'as pas tenu tes promesses.
-Hein ? Et c'est tout? Juste ça? Tout d' même, tu m' diras pas le contraire, les Français s'attachent à des détails bien mesquins...J'vais te dire: chuis déçu.
Il commençait à faire frisquet. Le petit homme regarda sa Rolex qui lança un éclair dans l'or du crépuscule. Il se décida à rentrer, le cœur serré dans son costume Armani. Il s'éloigna, les épaules agitées de soubresauts nerveux.
-J'comprends pas, j'comprends pas...
Pour la première fois de sa vie, il ne se sentait plus que l'ombre de lui-même.