Participation de Pivoine
Extrait des Mémoires de la Maréchale de Boissia,
née Anne de Grandcourt.
A Saint-Cyr, à la Noël de l'an de grâce 1711, le froid était intense. Pourtant, nous ne manquions ni de bois dans nos cheminées, ni de chandelle pour nous éclairer, ni de couvertures dans les dortoirs. Et nous n'avions pas faim. Pas vraiment faim en regard de nos paysans affamés, dont l'ordinaire habituel de bouillon clair se complète, la veille de la nativité, d'une grillade, d'un morceau de boudin frais ou d'une pompe aux fruits.
Nous avions eu, ce 24 décembre-là, un souper improvisé, en l'honneur de la visite de notre bienfaitrice à toutes et de Sa Majesté le Roy. Ensuite, il y avait eu concert et je me souviendrai toujours de cet instant parfait où une formation de musiciens a joué la Sonnerie de Sainte-Geneviève du Mont de Paris. Oui, c'était vraiment un moment rond et parfait que celui-là, aussi délicat et coloré que le parfum des oranges de montagne que nous avions reçues au dessert. Mon amie Lucile de la Faille était en beauté. On chuchotait qu'un riche parti l'attendait à Versailles, qu'un titre de duchesse auréolerait bientôt son visage, et que son trousseau serait de la toile la plus fine. Mais cette année-là, elle était juste ma meilleure amie, un peu ma marraine, un peu ma grande soeur, avec son visage rassurant sous la coiffe blanche, sa robe de soie puce, et le ruban bleu qui la classait dans les "grandes", alors que je terminais mon parcours chez les "Vertes", âgées de 10 à 15 ans.
Parfois, au milieu de ma vie, au détour d'un sentier du parc, ou dans les pièces douillettes bien que solitaires de ma maison, je m'arrête un instant pour songer à ce noël de l'année 1711, à ce moment où Lucile est venue me rejoindre, entre le concert et la messe de minuit, pour m'offrir un paquet joliment enrubanné de papier. C'était ses menus cadeaux de noël, préparés en secret, et réunis avec amour: un petit sujet de pâte d'amande, un biscuit à la cannelle et des pâtes de fruits... Mais la surprise, c'était ce mouchoir de toile monogrammé, sur lequel elle avait brodé nos initiales entrelacées, A de G. et L.de la F.
Elle est là, devant moi, comme neuve, bien qu'un peu jaunie, juste sortie de son tiroir où je l'ai emballée dans du fin papier de soie, cette chère relique du passé. Un jour plus ou moins lointain, je la transmettrai, telle quelle, à notre fille, Aimée, qui est autant la sienne que la mienne, puisque mon défunt mari l'a adoptée comme la nôtre, après la mort de Lucile... Puisse Aimée et ses enfants connaître en ce siècle du Roi Bien-Aimé et des Lumières un meilleur sort que ne le fut le nôtre...