ROULOTTE (Lorraine)
Cette roulotte qui vagabonde, je crois bien qu’elle sort de mon enfance : c’est une roulotte foraine. ! Chaque année, la Foire du Midi dressait ses tréteaux sur le boulevard. J’aimais violemment cette petite semaine pendant laquelle des hommes jeunes, aux yeux malins et effrontés, échafaudaient les carrousels et les baraques foraines. Nous, les enfants, organisions des parties de cache-cache haletantes, derrière les panneaux qu’on dressait, les toiles tendues autour du ring de boxe où s’affronteraient bientôt un des costauds engagés par le forain et un autre costaud, badaud celui-là, qui lèverait la main dans la foule, avec l’espoir de gagner le tournoi et une petite somme d’argent. Nous rôdions autour des maisons sur roues qui amenaient les gens du voyage, femmes au foulard rouge ceignant des cheveux noirs, gitans élancés, mais aussi des tout petits qui jouaient à même le sol, au pied des trois marches de bois conduisant dans la roulotte.
J’ai essayé souvent de voir l’intérieur, me demandant comment pouvaient vivre ces familles, mais on nous renvoyait farouchement et je n’ai aperçu qu’une pièce étroite et, à une table, une jeune fille qui épluchait des légumes. Français, Italiens, Espagnols, on les reconnaissait à leur accent, et quelques Belges revenaient chaque année, embauchés par le même forain pour animer ses exhibitions :haranguer la foule, hurler dans le porte-voix, ou parader sur scène en costumes chamarrés.
Nous connaissions bien la « Carmencita », elle habitait les Marolles, dont elle avait le parler truculent, mais il me fallut un certain temps pour constater que Carmencita, en dépit de ses œillades et de ses robes bouffantes, de ses éventails et de ses anneaux d’oreille, de son grand chapeau noir coquinement incliné sur l’œil droit, que Carmencita était un homme ! A la ville aussi, elle prenait l’apparence d’une femme et nous la rencontrions quelquefois faisant son marché, moulée dans une petite robe à fleurs, poudrée, fardée, amie des marchandes des quatre saisons qui la servaient en riant quand elle s’affolait du vol insistant d’une abeille malicieuse.
La roulotte du Défi m’a emmenée bien loin. Dans un monde qui n’existe plus, mais dont je me rappelle quelques figures : Madame Blanche prête à prédire tous les avenirs, le caissier du « Tunnel de la mort », qui criait entre deux fournées de spectateurs hardis : « Avancez, avancez, avancez…vous n’en ressortirez peut-être pas »…, le carrousel aux chevaux de bois éternels qui caracolent dans toutes les enfances, et l’étrange sentiment de solitude quand,à la fin de la Foire du Midi s’éloignait la dernière roulotte.